Gwenola et l'octopus / Dominique H.
Ce texte constitue un des chapitres du roman entrepris la semaine dernière, "La Mutation turquoise".
Gwenola M. est née en 1990, bien avant la mutation turquoise mais, avant de devenir Docteur en biologie marine, elle a été une enfant particulière. Elle s'est passionnée toute petite pour la mer. Depuis ses deux ans, « Tadic », son grand-père, Fanch de son prénom et facteur en retraite de son état, l'emmenait avec lui à chaque grande marée à la pointe de Mousterlin.
Tadic était plus que son ancêtre ; Gwenola et lui étaient aussi amis comme cochons. Pendant qu'il fouillait les rochers avec son croc à la recherche de homards, de tourteaux et d’étrilles qui sur la côte sud de la Bretagne avaient tourné chèvres, Gwenola, elle, passait les deux heures dans les mares à observer tous azimuts : les crabes verts qui marchaient de travers, les tentacules verts et violets des anémones de mer qu'il ne fallait pas toucher, lui avait dit Tadic, parce qu'ils piquaient comme les orties. Les crevettes qui venaient lui chatouiller les orteils la faisaient rire comme une baleine. Elle aimait organiser aussi des courses de bernard l’ermite en les mettant à la queue leu leu et elle encourageait le plus rapide. De temps en temps Tadic relevait la tête et, ne la voyant plus, lançait :
- Où es-tu, ma crevette ? Je ne te vois plus, tu as encore marché en crabe ! ».
- C'est toi, Tadic, qui marches en crabe »
- D'accord, mais là j'avais une bonne raison parce qu’il y avait anguille sous roche, regarde : un congre ! ».
***
Un jour ensoleillé de septembre 1994, par coefficient 109, la marée commençait à monter, le panier de crabes était plein : des étrilles et un homard, il était temps de rentrer. Sur le chemin de retour, Tadic ne pouvait s’empêcher de taquiner encore quelques derniers rochers couverts d'algues.
- Tiens, encore un !» dit-il en sentant son croc qui résistait. Ça doit être un gros tourteau.
Puis, tout athée qu'il était, il s'écria :
- Santez Anna Béniguet ! Viens voir Gwénola ! Viens voir l'oiseau rare, le mouton à cinq pattes ! ».
L'enfant accourut vite.
- Mais qu'est-ce que tu racontes ? C'est pas un mouton, c'est pas un oiseau ! C’est quoi ? C'est un
monstre ? »
Puis après un temps d'observation et de réflexion :
- On dirait un paquet de congres amoureux ? Ou alors un serpent de mer avec un gros ventre ou c'est peut-être une grosse limace qui a avalé des couleuvres ? ».
- Rien de tout ça, ma belle ! C'est un poulpe ou, si tu préfères appeler un chat un chat, c'est un octopus ! Je n'en crois pas mes yeux ! J'en voyais quand j'étais enfant mais ils avaient disparu des côtes bretonnes depuis l'hiver rigoureux de 62-63, quand la mer avait gelé et que Mémé est morte ! ».
Gwenola regarde attentivement la drôle de bête.
- Je comprends pas, Tadic, tu as dis « otobus » mais je ne vois pas les roues? ».
Tadic se mit à rire comme une baleine.
- Oc-to-pus, Gwenola, pas otobus ! Pas de roues mais des ten-ta-cules, huit tentacules ! ».
Gwenola, très concentrée, ne dit rien, elle se répéta les mots dans la tête : « oc-to-pus, ten-ta-cule », puis de plus en plus vite « octopus, tentacule ». Mais voilà que la bête se mit à bouger un peu, à ramper, à se déformer, et surtout elle passa du marron au gris puis au bleu. « C'est vraiment un monstre » se dit Gwenola. Alors Tadic lui expliqua :
- Il change de couleur parce qu'il a peur ! Je vais le laisser retrouver sa liberté, la mer remonte vite et il pourra continuer à vivre sa vie et replonger, nager dans les profondeurs. ».
Puis ils firent étape chez Tadic à Fouesnant pour un goûter réconfortant de pain-beurre-chocolat, le temps pour le homard de quitter son habit bleu et pour les étrilles de virer du brun au rouge-orangé. L'opération mystérieuse du changement de couleur se passait dans le pen-ty mais Gwenola n'était pas autorisée à approcher l'énorme lessiveuse en zinc posée par terre sur un gros brûleur à gaz.
« C'est ma caverne de sorcier » disait alors Tadic en prenant sa grosse voix. Gwenola obéissait, surtout qu'elle se demandait vraiment si son grand-père n'était pas un peu sorcier puisqu'il pouvait changer la couleur des crabes et des homards.
Dans la Renault 5 turquoise, sur la route du retour, Gwenola se mit à chanter :
- Octopus-pus-pus, puce de mer ! Puce de mer-mer-mer, mère Michèle ! Mère Michèle-chèl-chèl, ch'est la vie ! Ch'est la vie-vie-vie, vis ta vie ! Vis ta vie- vista vie-vie vie, vis ta vie-vis ta vie-.vista vie-vie-vie, vis ta vie-vie-vie !»
Et Tadic renchérit :
- Vis ta vie, tu l'as dit, ma petite fille ! Ah ! Qu'est-ce qu'on rit le mercredi ! Nnous voici arrivés !».
Tadic gara la voiture devant le salon de coiffure. Ils y retrouvaient Marie, la fille de Tadic et la maman de Gwenola, Hervé, son papa, et Corentin, son grand frère de neuf ans. En déposant ses belles étrilles dans la cuisine ce jour-là, le grand père dit :
- Mercredi prochain, j'aimerais bien emmener Gwenola et Corentin à Océanopolis à Brest. Je pense que ça pourrait les intéresser. ».
Corentin dit qu'il préférait l'entraînement de judo, mais Gwenola sauta de joie. Marie et Hervé dirent oui d'autant plus volontiers que le mercredi était une journée chargée au salon de coiffure pour Marie et pour Hervé aussi : il travaillait à la caisse d'allocations familiales.
Cette nuit-là Gwenola dormit comme un loir et rêva de gros câlins avec un octopus multicolore qui lui faisait des gros baisers sonores. Désormais les mercredis de Gwenola seraient pendant de longues années des journées de la mer et du grand père.
Le lendemain de la grande marée de septembre 1994, Gwenola passa sa journée, comme cinq jours par semaine, à l'école maternelle. Elle était en moyenne section et aimait bien l'école. Sa nouvelle maîtresse, Fabienne, aimait bien aussi Gwenola qu'elle découvrait chaque jour un peu mieux depuis la rentrée. C'était une petite fille à la fois calme et intéressée qui choisissait de se concentrer sur les puzzles dès qu'elle avait un moment libre. Ce qui surprenait Fabienne c'est qu'elle préférait dessiner des poissons, des crabes ou des bigorneaux plutôt que des bonhommes. D'ailleurs ses bonhommes étaient plutôt rudimentaires, elle en était toujours au stade du bonhomme têtard. Mais ce jeudi-là, Gwenola dessina un beau bonhomme avec une tête, deux gros yeux, sans cou mais avec un gros ventre, deux bras, deux jambes et aussi quatre longs appendices entre les jambes. Très fière elle alla le montrer à Fabienne.
Le dessin déclencha une certaine perplexité chez la maîtresse car il y avait du progrès mais pas que !
- Oh ! Il est beau ton bonhomme ! En même temps, il est un peu bizarre !»
Gwenola lui dit
- Mais non, Fabienne, c'est pas un bonhomme, c'est un poulpe et même, si tu veux appeler un chat un chat, c'est un oc-to-pus, avec des ten-ta-cules, c'est Tadic qui me l'a dit ! ».
Fabienne qui venait d'arriver en Bretagne était plutôt ignorante des choses de la mer. Elle sortait aussi d’un stage sur l'observation des dessins d'enfants et le bonhomme de Gwenola l'avait percutée. Elle se faisait même du souci pour l'enfant et ses pensées s'embrouillaient entre grand père, octopus, pénis… C'était trop pour elle.
Elle avait eu du mal à s'endormir le jeudi soir et le lendemain, le vendredi, jour de passage de la psychologue scolaire dans l'école, Fabienne chercha à la rencontrer pour lui montrer le bonhomme de Gwenola. Anne, la psychologue, regarda attentivement le dessin, remarqua qu'il y avait des vagues, des rochers, le soleil et surtout elle reconnut la bête :
- Il est magnifique cet octopus ! ».
Fabienne se détendit. Le soir quand Hervé vint chercher sa fille à l'école, la maîtresse lui dit en rigolant :
- Je me coucherai moins bête ce soir ! Grâce à Gwénola, je sais maintenant ce que c'est qu'un octopus ! ».
Grâce à cette anecdote devenue célèbre dans la famille, Gwenola put assumer tranquillement sa réputation de petite fille curieuse dans tous les sens du terme et son grand frère Corentin, depuis, l'appelait tendrement « Puce de mer ». A l'école, elle comprenait vite et s'ennuyait souvent alors elle dessinait sur ses cahiers en attendant que les autres aient fini.
Un jour elle apporta un livre qu'elle montra à Fabienne et lui demanda si elle pouvait le regarder entre deux activités. C'était un livre illustré sur la faune et la flore de l'estran que son grand-père lui avait offert. Fabienne trouva que c'était une bonne idée et parfois, mine de rien, en ouvrant le livre, quelle que soit la page, elle apprenait plein de choses. C'est ainsi que lui vint l'idée d'organiser avec ses collègues une sortie scolaire à Océanopolis.
Ainsi dès l'âge de quatre ans les rêves et les pensées de Gwenola naissaient déjà de la mer, et ce n'étaient que les premiers pas vers la recherche en biologie marine.