Quatrième de couverture
Printemps 2019, trois bébés naissent en Bretagne, trois filles : Ida, Aziliz et Ayélé. Elles naissent avec une petite tache turquoise sur l'occiput et l'iris de leurs yeux est également turquoise. Au cours de l'année une cinquantaine de ces bébés particuliers naissent dans le grand Ouest mais aussi quelques cas sporadiques de par le monde. Il s'agit d'une mutation. Les généticiens et les chercheurs en biologie marine se mettent à travailler sur cette «mutation Turquoise» qui pourrait être d'origine épigénétique et, semble-t-il, en lien avec le phytoplancton.
Printemps 2020 un nouveau Corona virus SARS-CoV2 parti de Chine contamine rapidement la planète et tous les crédits de recherche seront consacrés à la course aux vaccins. Nos bébés turquoise ne préoccupent plus grand monde sauf quelques chercheurs un peu fêlés dont Gwenola M. Les bébés turquoise grandissent et, une fois l'agitation coronale passée, la recherche reprend. Leur cohorte est suivie de près par les chercheurs de plus en plus nombreux, et, en particulier les neurobiologistes.
2045, Ida a 26 ans : les bébés turquoise sont adultes, en bonne santé, et se révèlent particuliers au niveau cérébral, leur striatum préférant l'ocytocine, l'hormone du bonheur du groupe, à la dopamine, l'hormone qui nous fait rechercher notre plaisir individuel immédiat. Une deuxième génération naît et les mères mutées transmettent aussi la mutation turquoise à leurs garçons.
2070, Aziliz a 51 ans : la troisième génération va naître, la mutation se propage de façon exponentielle... C'est la nouvelle pandémie.
2100, Ayélé a 81 ans : comment va le monde muté ?
Ce premier roman a été écrit rapidement pendant le deuxième confinement, en période d'agitation médiatique et politique. L'écriture s'est alors imposée comme une réanimation mentale vitale. Dans cette fiction écrite au présent, l'auteure touche à la science, la poésie, la philosophie.
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Chapitre 1
Eté 2018, je nage avec délectation plage du Pont à Saint Malo. Palmes, masque et tuba, je m'offre ma balade aquatique préférée, le long des rochers avant la Pointe de la Varde, une brise de Sud-Est caresse la mer haute et calme, le soleil est au zénith, la température de l'eau à 21 degrés et celle de l'air à 28 degrés : paradisiaque. Je serais presque tentée de bénir le réchauffement climatique mais ma conscience ne me le permet pas, je sais que nous allons vers la catastrophe, vers le chamboulement d'écosystèmes bénéfiques. Déjà, en trente ans, je mesure la diminution de la biodiversité, je n'observe plus autant de poissons en me baignant : quelques lieux, parfois deux ou trois bars, de rares vieilles. Cet été, ce que je vois le plus, ce sont les bancs de maquereaux serrés les uns contre les autres dans une chorégraphie dynamique, chatoyante, et aussi la danse ondulante de leurs proies, les lançons. Je ne me lasse pas de suivre le ballet fluide et gracieux de ces petits poissons aux éclats turquoise et argentés et aujourd'hui je les trouve particulièrement colorés.
Septembre 2018, Palais des Congrès à Vannes, colloque annuel du Réseau Périnatal de Bretagne, le dernier congrès pour moi avant que je ne tire ma révérence sur la scène professionnelle. Je me réjouis d'y retrouver mes deux bonnes amies sages-femmes, Brigitte de Quimper et Christiane de Rennes. Cette année, je suis un peu stressée puisque je figure avec elles sur le programme des communications du colloque. Avec Brigitte et Christiane, nous avons décidé, voici quelques mois, de nous lancer pour une observation étonnante sans savoir où cette aventure allait nous mener. Bien que le texte de notre communication ait reçu l'aval des organisateurs, nous avions conscience de risquer le ridicule mais, au fil des mois, nous étions de plus en plus déterminées. Nous allions intervenir en tant qu'observatrices d'un curieux phénomène pour ensuite refiler le bébé aux scientifiques. Nous avions intitulé notre exposé ainsi : « Trois bébés aux yeux turquoise nous interrogent ».
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Cette aventure remonte à notre randonnée rituelle de printemps où nous retrouvons notre bande des Semelles de feu, le temps d'un week-end. Comme d'habitude nous marchons en discutant de tout et de rien et voici que Brigitte, un peu excitée, nous dit en s'adressant à Christiane et moi :
- Les filles j'ai un scoop ! A ma dernière garde, j'ai mis au monde une petite fille un peu particulière : en accompagnant la flexion de la tête sous la symphyse pubienne, j'ai vu qu'elle présentait sur l'occiput une tache turquoise, oui, vraiment turquoise, de la taille d'une noisette. J'étais surprise, mais, tout se passant bien, je n'ai rien dit aux parents sur le moment. La naissance s'est déroulée normalement et j'ai déposé Ida, c'est son prénom, sur le ventre de sa mère, l'offrant à l'émotion et au bonheur de ses parents. Je veillais à la sortie du placenta quand j'entendis le père s'exclamer, émerveillé :
- Oh elle ouvre déjà les yeux ! Oh ils sont turquoise ! C'est incroyable cette couleur !».
Je souris à ces paroles d'accueil des parents à leur enfant, mais je me disais aussi « oui, cette couleur turquoise est vraiment incroyable, je n'ai encore jamais vu ça ! ».
Christiane interrompt alors Brigitte d'un : « C'est bizarre, il m'est arrivée la même chose en mars, Une petite fille aussi, Aziliz, même tache turquoise que tu décris sur l'occiput et, comme Ida, des yeux turquoise ! ».
J'interviens à mon tour « Et moi, le huit mars, j'ai aidé à naître une petite fille qui est née avec une tache turquoise au-dessus de la nuque et aussi des yeux turquoise. Elle s'appelle Ayélé et elle est noire, elle est magnifique !».
Derrière nous un copain marche seul, Lucas, un pédiatre attaché à une consultation de génétique. Notre conversation l'extrait de ses pensées et il nous interpelle :
- Les filles, j'ai d'abord cru que vous déliriez, que vous aviez encore pris vos tisanes de champignons préférés mais l'observation de trois nouveau-nés présentant la même particularité, sur un territoire circonscrit, et sur une courte période est un événement et mérite une enquête génétique, c'est le protocole ! ».
Brigitte répond :
- Tu crois, Lucas ? C'est nécessaire de troubler les parents ? Leur enfant va bien, comment va-t-on leur annoncer ça? ».
Lucas a une réponse claire.
- Je m'en occupe, j'ai l'habitude. Il existe un texte explicatif destiné aux parents d'enfants à particularité, il est très bien fait et, selon la procédure, je mets le réseau périnatal en copie. C'est en rapprochant des évènements inhabituels et en cherchant à les comprendre que la recherche avance.
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La particularité a été jugée mineure, les enfants se développent normalement mais les Semelles de Feu se retrouvent tous les six mois et se racontent leurs anecdotes. Qui sait, votre petite histoire va peut-être rejoindre la grande ? D'ailleurs, vous devriez préparer un texte pour le colloque de septembre à Vannes. Sérieux, pensez-y !».
Depuis Lucas nous donne des nouvelles, l'enquête génétique est lancée mais il faut attendre de longs mois pour avoir les premiers résultats. Le jour du colloque notre communication ressemble plus à une anecdote de sages-femmes un peu illuminées qu'à une avancée génétique quelconque, bien que Lucas soit quand même co-signataire de la communication. Noyée parmi de nombreux exposés sérieux, notre histoire extraordinaire ne marque pas les esprits. Mais, à l'issue de la journée nous respirons mieux et, à défaut de faire avancer la science, nous évitons au moins la rétention d'information. Je vais pouvoir partir en retraite sereinement et je rêve déjà à mon prochain long été à Saint-Malo.
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Avant Noël, Lucas nous envoie un mail disant brièvement qu'il y a du nouveau et nous adresse en pièce jointe un article de génétique en anglais sur la découverte d'une nouvelle mutation sur le chromosome X. J'y vois un retour poli à l'envoyeur sans mesurer l'intérêt de l'article scientifique, d'autant plus que l'anglais n'est pas ma tasse de thé. Ce courriel met au contraire Christiane en émoi et c'est qui elle réveille mon intérêt pour notre affaire. Elle est toujours en activité et lit la newsletter du Réseau périnatal : la dernière fait état de la naissance d'une cinquantaine d'enfants « turquoise » en Bretagne mais aussi de quelques cas sporadiques de par le monde. De nombreux laboratoires de génétique sont au travail et ont établi des contacts avec des laboratoires de recherche en biologie marine. L’anecdote est en train de devenir une affaire très sérieuse, et ce n'est que le début.
En Janvier 2019 Ouest France, interview en dernière page, un bel article sur « Gwénola M., une quimpéroise, chercheuse en biologie moléculaire au laboratoire de BIOM de Banyuls-sur- Mer ». Maintenant que je suis en retraite, j'ai le temps de lire le journal. Il se trouve que la mère de Gwenola, coiffeuse à Quimper, a comme cliente la mère d'Aziliz, le deuxième bébé turquoise. Lors d'un week-end breton en juin, la mère de Gwenola lui parle des yeux turquoise d'Aziliz. Ecoutant sa mère lui raconter cette histoire extraordinaire, la chercheuse ressent alors une connexion neuronale explosive dans son cerveau, une sorte de décharge électrique intense. Instantanément elle branche le récit de la tache turquoise du bébé à ses recherches du moment au laboratoire de Banyuls.
Gwenola M. travaille sur les « bloom », ces efflorescences intermittentes de phytoplancton et leur contamination virale chronique. Elle a découvert une mutation qui rend certaines cellules résistantes aux virus. Les cellules devenues résistantes ont acquis, par le biais d'une nouvelle enzyme, la capacité de dégrader des oligo-éléments de cuivre et d'aluminium et les cellules. La chercheuse se souvient de son émerveillement quand elle a découvert sous son microscope l'incroyable couleur des cellules turquoise. Gwenola M. et son équipe ont publié leur découverte dans un article de la prestigieuse revue scientifique internationale Science Advances fin 2018, en précisant que les travaux en sont à leur début.
Un groupe de travail de recherche pluridisciplinaire dénommé, « Turquoise » se constitue alors. Des chercheurs en micro-nutrition et des neurobiologistes du cerveau rejoignent les généticiens et les biologistes moléculaires, ainsi que des sociologues. Le réseau périnatal est aussi connecté au groupe Turquoise. Les pièces du puzzle des recherches fragmentées commencent à s'imbriquer les unes aux autres et des hypothèses s'ébauchent. Mais printemps 2020 un événement planétaire sidère le monde entier : un petit Coronavirus contamine en quelques mois quelques millions de personnes, paralyse l'économie et les crédits des laboratoires sont tous fléchés sur la mise au point de vaccins.
Heureusement quelques fêlés de laboratoires résistent encore au chant des sirènes des multinationales de l'industrie pharmaceutique engagées dans la course au vaccin, et continuent à chercher à comprendre le lien entre les cellules turquoise du phytoplancton et les petites filles turquoise. Le début de réponse est épigénétique, c'est à dire à la fois génétique et environnemental.
Des chercheurs en micro-nutrition ont établi par enquête du comportement alimentaire que les mères de ces petites filles sont très gourmandes de maquereaux sous toutes ses formes : grillé, en rillettes, fumé, mariné au vin blanc. Les premiers bébés turquoise sont nés au printemps 2019 et je me souviens maintenant des pêches miraculeuses de maquereaux durant l'été 2018. Je me souviens aussi que cet été-là j'avais noté que les lançons étaient plus turquoise que l'été précédent
Les généticiens ont trouvé chez les mères des filles turquoise une micro-mutation sur le chromosome X qui ne s'exprime que lorsqu'il y a deux chromosome X donc chez les bébés filles seulement.
Les sociologues qui se sont intéressés à l'environnement humain des mères mutées ont retrouvé dans leur entourage proche un pêcheur de maquereaux (conjoint, père, frère, ami, voisin...). Ils ont aussi étudié la répartition géographique des bébés turquoise et s'ils ont pu rattacher le premier foyer à la baie du Mont Saint Michel, la propagation s'est faîte ensuite sur les côtes bretonnes puis en Bretagne puis dans le monde entier.
Les chercheurs en biologie marine savent depuis longtemps que la baie du Mont Saint Michel est particulièrement riche en phytoplancton. Les amateurs des moules délicieuses de la Baie le vérifient régulièrement. Les scientifiques connaissent aussi la chaîne alimentaire du maquereau : au stade larvaire et juvénile, ce poisson se nourrit essentiellement de phytoplancton et des micro-crevettes du krill, le zooplancton. Adulte, le maquereau nage la gueule ouverte et se nourrit de petits poissons : sardines, sprats, lançons qui eux même se nourrissent de phytoplancton. Et le maquereau fait partie de la chaîne alimentaire des êtres humains, dont certaines femmes enceintes : vous me suivez ? Les sages-femmes observent les bébés aux yeux turquoise, les chercheurs observent les cellules mutées turquoise au microscope, c'est la chaîne de la science, en l'occurrence, le mystère de l'hélice de l'ADN turquoise.