Les Pâques du gardien d'immeuble / Dominique
Le gardien d'immeuble se plaignait de douleurs aux épaules. Porter son aspirateur dans le dos lui devenait difficile. Le médecin du travail découvrit deux rougeurs légèrement protubérantes en haut des omoplates et nota dans sa fiche de visite « à surveiller ».
Le gardien d'immeuble devenait rêveur, il ne faisait plus beaucoup le ménage et s'arrêtait brusquement en chantonnant, oubliait de porter les colipostes urgents à leurs destinataires. Rosemonde, sa femme s'inquiétait de plus en plus, ce qui la rendait acariâtre. Lui, au contraire, avait perdu son caractère soupe-au-lait. Même les vieilles propriétaires avec lesquelles il s'était fâché, qui surveillaient à longueur de journée son travail, notaient ses retards, se plaignaient de son incapacité à faire le ménage aussi bien qu'elles, n'arrivaient plus à le faire sortir de ses gonds. Il se levait à cinq heures chaque matin, et lisait un psaume dans la traduction d'André Chouraqui. Puis, il sortait les poubelles, faisait le ménage et disparaissait vers onze heures. L'après-midi, il arpentait les rues de Rennes, de la fac de Beaulieu à la prison de Vézin, de la piscine de Bréquigny à celle de Villejean. Il recherchait les quartiers en hauteur, les collines où l'on peut voir de loin et s'élancer.
Le soir, quand il se couchait, sur le dos, dans son lit, il sentait les deux petites boules sous les omoplates. Elles grossissaient, c'est sûr, bientôt il serait obligé de dormir sur le côté. Au bout de quelques semaines, il sentit une grosse gibbosité dans son dos. Pâques approchait. Il savait qu'il devrait être bientôt prêt.
Rennes n'offrait pas de belles collines. Il se renseigna sur la région. Cela faisait seulement quelques mois qu'il résidait en Bretagne. Il avait fui le Nord et son chômage, il savait que l'amiante de son ancienne usine textile ne lui laisserait pas un long répit.
Un matin de très bonne heure, il prit le train pour Saint-Brieuc. On lui avait dit que du haut du pont d'Armor, on pouvait voir un beau panorama. C'était compliqué d'atteindre ce pont. Il n'avait l'air fait que pour les voitures. Le parapet était surélevé, - à cause des suicides sans doute-. Il fallait beaucoup de courage pour l'escalader, et il était bien vieux. Il enleva sa veste, puis son tee-shirt. Le vent froid le surprit. Il sentit son dos craquer, et entendit le bruit léger et doux des plumes qui éclosaient de dessous sa peau. Puis, il sentit les grandes rémiges s'extraire peu à peu, se tendre. Il s'élança alors. Au début, il tomba de quinze mètres et eut très peur. Il réussit dans un grand effort à se mettre à l'horizontal et à planer. Il lui fallait apprendre à utiliser ses grandes ailes blanches toutes neuves. Il s'y essaya de plusieurs façons. Finalement, il comprit qu'il devait les déplacer très lentement, sans à coup. Son plaisir était immense. Il ouvrit grand les yeux. Le vent froid les faisait pleurer. Il se laissa tranquillement pousser par le vent d'Ouest. Il longeait la côte et comptait les îles. Bientôt, il atteignit le Mont-Saint-Michel.