Affalé
Dans la famille, dans chaque famille, il y a toujours un affalé. Il est vautré dans le fauteuil, allongé sur le canapé, les bras mous, les paupières tombantes, le temps de cerveau plutôt éteint, surtout s’il regarde TF1. Mais ça marche aussi avec des documentaires sur Arte.
Chez nous il y a eu l’oncle Désiré qui traînait en pyjama une bonne partie de la matinée. Il avait d’ailleurs toujours fait ça. Quand il était jeune, ses copains venaient le chercher le dimanche à midi. Il dormait encore et ne se levait pas pour les voir. Charmante famille !
Pour devenir affalé, pas besoin de suivre des cours. Il suffit que la télé soit la télé et que le siège soit confortable. Chez nous, quand j’étais adulescent, on a possédé pendant un certain temps un objet hyper-vintage : un fauteuil à billes ! J’ai regardé, affalé dedans, en noir et blanc, tard le soir, le ciné-club de Claude-Jean Philippe qui vient de nous quitter pour le paradis des cinéphiles.
Quand j’ai quitté la maison pour aller vivre ma vie de jeune adulte à Paris on n’avait pas de magnétoscope. Aussi n’ai-je jamais enregistré de documentaire animalier… pour mon chien !
D’ailleurs, comme le chante très bien Jacques Brel, « J’ai jamais eu de chien » ni d’autre animal domestique chez moi. Ce qui ne m’interdit pas de vivre, sans fauteuil à billes et sans télévision, mais très heureusement, avec une femme bélier !
Pluie de notes
Aujourd’hui, il pleut des notes.
Ce n’est pas qu’on soit fatigué des hallebardes, des cordes ou de la simple pluie bretonne. Ce n’est pas que l’institutrice restitue les copies de la composition d’histoire ou la dictée corrigée. C’est que le petit garçon au maillot rayé jaune et noir est encore en train de balancer des barcaroles over Beethoven sur son piano-jouet. Il joue cela magnifiquement.
Comment fait-il, du haut de ses sept ans, pour s’y retrouver parmi les bémols à la clé, les triolets, les doubles croches, les bécarres, les demi-soupirs, la clé de fa, la clé de sol ?
Comment fait-il pour rester concentré dans ce monde où tout le monde jacasse, crie, s’agite et où finalement, au bout de la portée restée ouverte, ses notes se fracassent ?
Même le chien du voisin qui n’est pourtant pas le dernier à l’écouter et à le soutenir en brandissant la pancarte « C’est, aujourd’hui 16 septembre, l’anniversaire de Beethoven » s’est protégé de cette cataracte, de cette chute de scansion, de cette pluie de notes avec un parapluie rouge.
Et Schroeder – c’est le nom du gamin – continue de jouer, imperturbable, comme si lui aussi, tel son idole, était sourd à tous les aléas de son environnement.
J’envie sa foi en la musique, j’admire sa ténacité, je le remercie d’exister.
Lire
Je ne considère plus la littérature que pour m’en amuser. Hier, en partant à ma répétition de musique, j’ai aperçu, depuis la fenêtre du bus, au niveau de la place de la République, une publicité grand format pour une rencontre-dédicace d’Amélie Nothomb. Cette dame belge vient de réécrire Riquet à la Houppe. Est-ce réellement amusant ? Y aura-t-il du monde à lire cela, à vouloir se le faire dédicacer ? La vraie question est plutôt ailleurs que dans le livre : ai-je vraiment envie de voir et de photographier le chapeau le plus célèbre de Belgique ? Le « people » ne prend-il pas définitivement le pas sur l’écrivain ? Tout le monde désormais, y compris les hommes politiques et les gens de télévision écrit sur tout et n’importe quoi. Faut-il vraiment lire ses contemporains ?
Plutôt que de m’absorber à l’occasion – entre deux pluies de notes, entre deux affalements ! – dans la relecture des romans policiers de Raymond Chandler, ne ferais-je pas mieux de me plonger dans ces auteurs dont je connais les noms et les titres de leurs œuvres depuis toujours et que je n’ai jamais lus ? « La dame de pique » de Pouchkine, « Guerre et paix » et « Anna Karénine » de Léon Tolstoï, « Le Don paisible » de Mikhail Cholokhov, « Le docteur Jivago » de Boris Pasternak, « Crime et Châtiment » de Fedor Dostoïevski, « Les frères Karamazov », du même.
Au lieu de faire cela, il ne me vient qu’une idée stupide : proposer aux ami(e)s de l’Atelier d’écriture de réinventer l’histoire des Frères Karamazov. Si vous ne la connaissez pas, improvisez ! Pour les autres, faites une fiche de lecture, sur ce livre-là ou sur un autre que vous n’avez pas pu terminer !
Et d’ailleurs… Elle meurt, à la fin du livre, madame Bovary ? Mangée par le phoque de la roulotte de Rennes. Quoi ? Vous ne connaissez pas la roulotte du phoque ? C’est là le seul intérêt que Gustave Flaubert et Maxime Du Camp ont trouvé à notre riante cité lors de leur voyage « Par les champs et les grèves ».
Crêpe
Spike est un chien du désert. Cela fait des années qu’il vit ici, échoué sur le sable, coiffé de son chapeau miteux, entouré de cactus et de buissons baladeurs. De quoi vit-il ? Comment survit-il ? Pourquoi est-il et reste-t-il là ? Ce sont là des questions qu’il ne faut pas poser. Les réponses seraient toutes plus absurdes les unes que les autres et vous êtes terriblement cartésien(ne) je le vois bien. Je vais quand même répondre à celle-ci : Que mange-t-il ? ». la réponse est : « des crêpes ! ».
A-t-il été scout Baden Powellien ou Hamster Jovialien avec son frère Snoopy, celui qui emmène en camp d’été à Woodstock des piafs du genre baba-cool ?
Sans doute que oui ? Il sait allumer un feu de bois. Possède-t-il une cuisine intégrée ? En plein désert ? Vous voulez rire ! C’est déjà du bol qu’il en ait un, de bol, et un pilon ou une cuillère pour mélanger la pâte.
Il possède aussi une poêle à frire et ne manque jamais de faire sauter la crêpe au moment de la faire dorer sur sa deuxième face.
J’entends d’ici votre question : la crêpe ne tombe-t-elle pas alors par terre ? La réponse est négative : la crêpe va s’accrocher aux épines du cactus qui est le seul compagnon de Spike. Et le chien-philosophe ne manque jamais de conclure que tout est dans le coup de main. Enfin, presque tout.
J’adore Spike !
Quelle connerie, la guerre !
Les canons grondent au loin. Les vitres du Café de France tremblent encore. Et dans ce décor banal à pleurer Marie C essuie les verres au fond du café. En finira-t-on jamais avec cette guerre de tranchées ou plus personne n’avance, plus personne ne gagne du terrain ? Quelle gloire tirer de cette génération foutue, de ce cimetière de tombes à ciel ouvert ?
Ce soir le café est désert. Les avions sont rentrés à la base tout à l’heure mais les gars doivent être trop épuisés pour venir jusqu’ici. Il tombe une pluie drue à transpercer les os.
Mari C., s’il faut faire son portrait, est une petite jeune femme rondelette, brune, dont la principale caractéristique physique et la myopie. Ses lunette à verres épais lui mangent le visage et lui donnent l’air d’une petite taupe. Bien que la mode des garçonnes n’ait pas encore été lancée en cette année 1917 elle a les cheveux relativement courts. De son caractère on dira qu’il est plein de bon sens, naïf, gentil mais sans doute aussi soupe au lait. Elle s’énerve souvent des comportements aberrants de Patricia de Pétronille, son aristocratique mais déchue voisine.
Plus personne ne viendra ce soir, songe-t-elle en rangeant le dernier verre propre et sec sur l’étagère. Elle s’apprête à aller poser les volets, fermer le café et monter à l’étage où l’attend un vieux livre quand quelqu’un pousse la porte, laissant entrer violemment vent et pluie dans le bistrot.
C’est un aviateur américain. Elle le reconnaît à son écharpe jaune, à son gros nez, à son casque et ses lunettes de vol qu’il garde en permanence quand il vient ici. A son mutisme, aussi, dû sans doute au fait qu’il ne connaît pas un mot de français, excepté « limonade ». Encore cela se prononce-t-il de façon presque identique en anglais : « Please, baby, lemonade » dit une chanson de l’époque.
Marie C. l’appelle « L’amnésique ». Un jour du mois précédent elle lui a demandé son nom. Il a répondu : J’ai oublié ! Je bois pour oublier, la guerre, la stupidité de tout ça. Et ça marche ! J’oublie tout !».
Ce soir, c’est visible, il est encore plus déprimé, plus seul, plus cafardeux que les autres soirs. Et vrai, quel sens cela peut-il avoir de monter dans un « Sopwith Camel », de partir en chasse dans les cieux afin de rivaliser avec le terrible « Baron rouge » ? Si même un jour, par chance, il abattait le pilote allemand, cela changerait-il au rapport de force entre les puissances belligérantes ?
N’a-t-il pas, de l’autre côté de l’océan, une fiancée, des amis, des parents auxquels il manque terriblement ? Des êtres qui vivent dans l’angoisse en lisant les nouvelle du conflit mondial dans le journal ?
Quand elle arrive près de lui avec le plateau portant le verre de limonade, le militaire a un geste inattendu. Il avance la main vers elle en la faisant glisser sur la table, les paumes sur la nape, comme s’il attendait qu’elle pose la sienne dessus en une apaisante caresse. Mais Marie est emportée par la routine. Gardant le plateau dans la main gauche, elle a saisi le verre dans la main droite et , comme elle est vraiment myope, elle a posé la limonade sur le dos de la main de l’amnésique.
-Désolée, Monsieur ! Je ne voulais pas poser ce verre de limonade sur votre main.
L’aviateur a un sourire gêné. La serveuse a oublié de mettre une paille dans le verre.
Marie retourne s’installer derrière le comptoir. Elle n’a pas rêvé. Elle est myope mais pas complètement miraude. Ce n’était pas une main d’homme, c’était une patte de chien. Et ce quelle prenait pour un gros nez, c’est une truffe au bout d’un museau poilu.
Les mutations génétiques ont commencé.