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L'Atelier d'écriture de Villejean

7 avril 2020

Photo d'enfance / Dominique H.

Louise, Françoise et EdmundFélix entame sa quatrième semaine de confinement, et c'est de plus en plus difficile. Ca ne le console pas de savoir que nous sommes plus de trois milliards d'êtres humains à être confinés. Le confinement n'est pas humain, sale COroNa !

- Ca commence à bien faire, le COroNa me monte au cerveau ! J'ai beau enfourcher Yolanda tous les matins, faire ma marche de 3,14 km, (un kilomètre par pi), réduire ma consommation d'alcool à 18,7 cl par jour, chanter à vingt heures avec mes voisin, je dors de plus en plus mal, et j'ai de moins en moins le moral.

Et pour ne rien arranger, ma grande sœur, Françoise, bientôt 79 ans, confinée elle aussi, vient de m'envoyer par mail une photo d'enfance qui me met la rate au court-bouillon. Depuis le confinement, elle n'arrête pas de m’envoyer en mails, SMS ou sur WhatsApp des vidéos diverses et variées, des blagues, des chansons. Je sais que ça part d'une bonne intention, mais elle me gave et j’avoue que je ne les ouvre pas toutes. Cette fois, je n'ai pas pu résister : en voyant «photo d'enfance», j'ai aussitôt cliqué. Ca allait bien avec mes états d'âme, cette quatrième semaine de confinement s'annonçant être celle de la nostalgie, voire de la déprime. Françoise devait être branchée sur cette même longueur d'ondes puisque visiblement elle avait ouvert ses boîtes de photos et qu'elle m'invitait par la même occasion à me remémorer notre histoire commune.

Aussitôt je pense à notre mère Louise, 97 ans, qui vit toujours, pas loin, dans la petite résidence séniors de mon quartier. Elle me manque d'ailleurs beaucoup. Avant le confinement, j'aimais l'inviter au restaurant et évoquer avec elle les pérégrinations de sa vie. Louise aime de plus en plus ces moments de retour sur son passé. De même, en vieillissant, je me rends compte que je suis très attaché à ma mère et que j'ai même une admiration certaine pour elle, pour la façon dont elle a mené sa barque. Est-ce que j'aurai encore le bonheur de l'inviter au restaurant ? Sale COroNa ! 

AEV 1920-25 Dominique H Louise, Françoise et Edmund (détail)Je ne connais pas cette photo. Encore une que Françoise s'est appropriée et je l'entends dire «Droit d'aînesse, mon petit Félix !». Je reconnais ma mère et Françoise, ma soeur ; quant au petit garçon suspendu entre ces deux femmes, ce ne peut être que moi. Françoise doit avoir alors 12-13 ans, Louise notre mère environ 32 ans et moi donc 4 ans.

La photo a certainement été prise par mon père, Antoine, probablement en 1954. C'est lui qui l'a annotée au dos, c'est pour ça que c'est marqué « Edmund ». « Edmund » était mon prénom officiel. C'est mon père, paix à son âme, qui m'a affublé de ce prénom abscons en l'honneur de son grand tonton hongrois, une sorte d'oncle d'Amérique, émigré au Canada. Antoine, feu mon père, l'avait vu une fois en 1935 juste avant son départ au Québec et en gardait le souvenir d'une sorte de héros. Edmund, le vrai, était revenu, m'a-t-on raconté une fois, en France en 1949 pour visiter la Normandie et les plages du débarquement et avait voulu revoir Antoine, son petit neveu français. Louise, ma mère, était alors enceinte et dans l'euphorie des retrouvailles, Antoine avait décrété que si c'était un garçon, il l’appellerait «Edmund».

Louise a toujours soutenu qu'elle n'avait pas été consultée et elle m'a toujours appelé Félix. C'est mon père le seul coupable. La légende familiale raconte que mon père, secrétaire de mairie de profession, habituellement sérieux, avait arrosé ma naissance et qu'il n’aurait pas attendu d'avoir recouvré des idées claires pour me déclarer. Dans sa griserie impatiente, il se serait introduit de nuit dans la mairie pour me coucher aussi sec sur les registres, en inscrivant «Edmund Félix Antoine». Le lendemain matin, à l'ouverture de la mairie, l'agent de mairie découvrit que l'avis de naissance était déjà inscrit. Il avait facilement identifié l'auteur malgré la calligraphie un peu tremblotante. Mon père arriva en retard et un peu fatigué, le fonctionnaire le félicita, sans aucun commentaire. Mon père avait l'avantage d'être l'officier d'état-civil.

Ma mère m'appelait Félix, comme convenu entre eux, et mon père faisait de même le plus naturellement du monde. J'avais trois semaines quand «Edmund» déclencha un scandale familial et même communal. C'était le jour de l'arrivage mensuel à la mairie des livrets de la Caisse d’Epargne. A l'époque, et peut-être encore aujourd’hui, il était d'usage que cet organisme financier qui s'engraisse sur le dos des petits épargnants, tente de se racheter une conduite en offrant magnanimement, un livret d'épargne justement à chaque citoyen nouveau-né, histoire de le formater dès le berceau. Le même fonctionnaire zélé tendit à mon père, toujours sans commentaire, l'exemplaire qui m'était destiné. Arriva l'heure du déjeuner et mon père, toujours amnésique de sa virée nocturne au bureau d'état-civil, tendit le livret joyeusement à ma mère qui le posa sur le buffet.

Après le repas, Françoise, qui avait alors neuf ans, s'intéressa de près au livret rouge et or. Subitement elle s'écria :

- Ils se sont trompés de prénom, ils ont mis «Edmund» ! ».

Elle raconte que mon père devint vert et que la mère lâcha sa tasse à café ! Louise se saisit du livret, regarda Antoine qui se tripotait la moustache. Louise s'adressa à Françoise tout en regardant mon père dans les yeux :

- Tu peux monter voir si Félix dort bien ? Puis tu resteras dans ta chambre, Françoise, j'ai deux mots à dire à ton père.

AEV 1920-25 Dominique H erratumL'explication conjugale fut brève, claire et nette. Antoine avait recouvré la mémoire. Louise ne voulut pas donner dans le mélo mais elle dicta froidement à mon père le texte d'une publication d’« Erratum » sur le panneau d'affichage officiel de la mairie : « Une erreur a été faite dans le registre d'état civil concernant la transcription des prénoms de l'enfant H... né le12 janvier 1949. Ses prénoms sont Félix Antoine. ».

Antoine s'exécuta l'après-midi même et punaisa lui-même la rectification. Le fonctionnaire ne fit aucun commentaire. L'incident était clos pour la société communale, mais hélas pas pour moi, Félix, qui dus subir Edmund pour tous les évènements administratifs de sa vie : examens, permis de conduire, carte d'identité, carte vitale, mariage, divorce.

AEV 1920-25 Dominique Restaurant le coquillageHeureusement, la loi du 18 novembre 2016 a modifié l'article 60 du code d'état-civil permettant le changement du prénom, dans l'intérêt de la personne concernée. Aussitôt su, aussitôt fait : j'ai suivi docilement la procédure simplifiée et un beau jour je suis allée retirer à la mairie de Rennes ma vraie carte d'identité avec Félix-Antoine. J'avoue que l'idée de supprimer aussi « Antoine » m'avait effleurée un quart de seconde mais je tiens à garder la bonne image que j'ai de moi-même et à ne pas gâcher la joie profonde qui me submergea ce jour-là de 2017. J'invitai Françoise et Louise à fêter ma nouvelle naissance : champagne et dîner au Coquillage à Cancale.

Je me dis aujourd'hui que si nous survivons tous les trois à ce sale COroNa, nous retournerons fêter ça à Cancale ou ailleurs. Et si j'y laisse ma peau, j'aurai l'immense satisfaction de figurer dans les avis d'obsèques sous le prénom de Félix !

« Rêver, c'est déjà ça ! C'est déjà ça !» comme le dit Souchon dans sa chanson.


Louise, Françoise et Edmund (verso)P.S. J'en reviens maintenant aux annotations d'Antoine au dos de la photo : « Ma femme Louise, ma fille Françoise, mon fils Edmund ». En pièce jointe, Françoise me donne l'explication :

« Notre père est décédé en juin 1955. Cette photo a été prise probablement en septembre 1954 et l'intention d'Antoine était de la poster à Edmund. Mais c'est à ce moment que le diagnostic de tuberculose a été posé chez notre père et qu'il est parti précipitamment se confiner au sanatorium de La Garenne à Huelgoat. Fin 1954, une lettre venue du Canada apprenait à Antoine la mort de Tonton Edmund. Le confinement a empêché notre père de la mettre dans la boîte à lettres et Louise l'a gardée dans une boîte à chaussures.».

AEV 1819-25 Dominique Huelgoat

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7 avril 2020

La photo de classe - Hélène

Ecole des garçons St Joseph – 1945
Classe de M. Hauchard. CM1-CM2

Lui, c’est Félix, un peu à l’écart sur la photo
En classe de CM1, pour ce jour de photo de classe, il a revêtu son plus beau pantalon.
Les enfants ne sont plus nombreux mais l’école fait la fierté du village.

Classe de garçons de Guy Lecorne (M 

Je m’appelle Félix. Comme cela m’est étrange de retomber sur cette vieille photo de classe dont je ne me souvenais même plus de l’existence !

AEV 1920-25 Hélène Guy L

Il faut dire que je n’ai jamais aimé l’école. Du haut de mes 9 ans, je n’arrivais pas à y trouver un quelconque intérêt.

Ma vie, je la voyais dans les livres où chaque personnage devenait mon ami du moment, où chaque paysage me protégeait du monde environnant.

A la maison, mon père et ma mère affairés ne se préoccupaient pas de moi, ni de mes frères et sœurs si nombreux qui ne me laissaient aucun moment d’intimité.

Seul mon chien Gudule me comprenait. Nous avions la chance d’habiter à la campagne. Ensemble nous parcourions des kilomètres pour trouver notre escale du moment. Alors je me posais sagement, sachant que mon ami et garde du corps me défendrait inopinément si l’un de mes camarades de classe croisait notre chemin avec la quelconque intention de nuire à ce moment d’intimité que nous partagions tous les deux.

Je ne comprenais pas pourquoi il me fallait à tout prix aller à l’école. La seule qui me convenait et me paraissait indispensable était l’école buissonnière, celle qui vous apprend la vie, la vraie, celle où personne ne vous malmène sous prétexte que le foot et les chamailleries ne sont pas vos préoccupations du moment.


Et ce fameux jour ! Celui de la photo de classe !

Ma mère m’avait demandé de mettre mon pantalon.

- Il te faut être beau, présentable. M. Hauchard a mis un mot dans ton cahier.

J’entends encore le son de sa douce voix me murmurer ces quelques mots alors qu’elle essayait en vain de coiffer et recoiffer quelques mèches, rebelles en raison de l’épi que j’ai sur le front.

Moi, je savais que la plupart de mes camarades se moqueraient de moi. Pour éviter les trous aux genoux lors de la récréation, eux étaient venus comme tous les autres jours en short, agrémenté toutefois d’une belle chemise, photo oblige !


- Serrez-vous les garçons, le petit oiseau va sortir !.

Le photographe voulait que je me rapproche de mes camarades. Mais moi, j’étais déjà parti rejoindre Gudule ; sa voix m’était déjà si lointaine !

Je ne sais plus si je vous l’ai dit : je m’appelle Félix. Comme cela m’est étrange de retomber sur cette vieille photo de classe. Heureusement qu’elle a été mise sur un bout de papier ! Je ne me souvenais même plus de son existence !

7 avril 2020

Photo de famille / Eliane

La mère aux trois enfants dont un qui pleure)Je me suis portée volontaire, avec quelques cousins, pour vider la maison du vieil oncle qui vient d'entrer en Ehpad.

Je tombe sur un album photos, je le mets de côté pour le lui apporter. Il sera certainement heureux de replonger dans ses souvenirs. Et puis je découvre une boite à chaussures remplie de photos qui n'ont pas été triées. Elles sont toutes ratées, floues, mal cadrées. Pourquoi les a-t-il conservées ?

Je m'attarde sur l'une d'elle. Sa famille, femme et enfants. Même s'il y a peu de détails au niveau paysage, je pense qu'elle a été prise en Auvergne. Ils habitaient alors une vieille ferme, élevaient des chèvres et faisaient des fromages.

Je retrouve difficilement les traits de la vieille dame que j'ai connue dans ceux de cette femme dans la force de l'âge. Quant aux enfants, des cousins, je ne les ai connus qu'adultes.

Pourquoi mon oncle s'est-il précipité pour actionner le déclic ? Les protagonistes ne sont manifestement pas prêts !

Le but de la manœuvre devait être une photo bien mise en place, où chacun aurait été bien posé et souriant. Mais rien ne semble s'être passé comme prévu. Le bébé hurle et le fait d'être solidement maintenu par sa sœur aînée n'arrange rien.

La mère, toujours dans sa blouse de ménage, est dans une position peu gracieuse, ni à genoux, ni assise. De plus elle parle et semble en colère. Elle est bien loin de sourire.

Résultat de tant de précipitation, la photo est floue. Seuls les deux aînés des enfants semblent tirer leur épingle du jeu en affichant un franc sourire.

Cela ne suffit manifestement pas à sauver le cliché.

Mais à quoi pouvait penser Célestine, ma tante, à ce moment-là ?

***

Oh, là, là ! Têtu comme lui il n'y en a pas deux ! Je lui ai dit d'attendre, mais pas moyen. Monsieur est pressé ! Pressé de quoi ? On se demande !

J'aurais voulu mettre une jolie robe et le dernier collier qu'il m'a offert. Une photo de famille sera regardée par nos enfants plus tard et nos petits-enfants. Je ne voudrais pas qu'ils pensent que j'étais laide et négligée. Et puis Arsène pleure et se débat. Ce n'est pas facile pour un petit garçon de trois ans plein de vie, de garder la pose.

Allez ! J'essaie encore de convaincre le photographe :

- Attends un peu, rien ne presse. Je vais calmer notre gamin. Laisse-nous le temps de mieux nous préparer ! »

Rien à faire, il ne veut rien savoir. Je m'énerve, il s'obstine. Il dit qu'une photo c'est mieux si elle est prise sur le vif. Je bougonne : quelle piètre image cela va donner de notre famille !

 

AEV 1920-25 Eliane - chèvres

Pourtant il aurait pu faire une belle prise de vue, devant l'ancien corps de ferme joliment fleuri que nous habitons, avec pour fond les jolies montagnes arrondies sur lesquelles on aurait vu notre troupeau de chèvres !

Une fidèle représentation de ce qui constitue notre vie. Nous sommes heureux, même si nous travaillons beaucoup, Les chèvres il faut les garder, les traire, faire les fromages, les vendre. En plus, avec trois enfants, nous ne chômons pas.

Mais Clic, c'est dans la boîte.

Emile ramasse son matériel, replie son trépied. Je me demande à quoi il a bien pu lui servir ce trépied.

Arsène enfin lâché court rejoindre ses chères biquettes. Nous nous relevons..

Emile semble satisfait. Il le sera sans doute moins quand il verra la photo développée.

7 avril 2020

La mère et les enfants / Madame C.

La mère aux trois enfants dont un qui pleure (détail)

La photo a été prise en fin d’après-midi, le dimanche 15 mai 1974. Yvette Manaudou y figure en compagnie de trois de ses enfants. Ils sont dans le jardin de la maison familiale, située à Revin (Ardennes), non loin du pont qui enjambe la Meuse. C’est un jour exceptionnel pour Yvette Manaudou car en ce jour de fête des mères elle vient de recevoir de Monsieur le Maire la médaille d’argent de la famille. Digne récompense pour une femme qui a éduqué presque seule 7 enfants. Nous n’avons pas la joie de voir les quatre autres sur la photo mais nous les avons vus le matin. Tous bien tenus et en parfaite santé.

***

Ah oui, je m’en souviens de ce jour là ! Avec la cérémonie à la mairie, les deux kirs que j’avais bus et la chaleur, j’étais morte ! Bien plus fatiguée que de travailler ! Bon tout ça, c’est du blabla. Le maire a même eu le culot de me dire : « A bientôt pour la médaille d’or ! ». On voit que ce n’est pas lui qui s’en occupe, des gosses, comme tous les bonhommes d’ailleurs ! Je ne lui ai pas dit, mais pour moi, terminé ! Je prends la pilule !

J’avais mis ma robe chemisier, je l’avais cousue avec un patron de Modes et Travaux. Je suis un peu serrée dedans mais comme je ne la mets qu’une ou deux fois par an, elle va encore me faire de l’usage. C’est vrai que je suis un peu énervée sur cette photo. C’est Jean Paul, mon neveu, qui voulait absolument la prendre avec l’appareil qu’il avait eu pour sa communion.

Je ne voulais pas m’asseoir car je ne suis plus bien souple question genoux, et je me suis dit : « Yvette, si tu t’assois, tu ne te relèves pas » comme la dernière fois où je suis allée aux champignons. Il y a mon dernier, David, qui chourle comme on dit chez nous. Je venais de lui en coller une car il s’était barbouillé de mousse au chocolat. Vous savez, moi avec mes sept, je ne discute pas ; je ne vais pas « être à l’écoute », comme dit la madame Dolto tous les lundis sur Radio Luxembourg. Une bonne claque et l’affaire est réglée !

Les aînés ne sont pas sur la photo car ils profitent du beau temps, ils s’amusent dans la Meuse. Pour ça, on peut le dire, chez Les Manaudou, on aime l’eau. On ne rate pas l’occasion de faire un petit plongeon.

7 avril 2020

Tonton Eugène aux champignons / Raymonde

Cueillette de champignons (détail)

Eh ! Tonton ! Tu voulais te planquer pour aller ramasser tes champignons un peu spéciaux qui te faisaient voir la vie en kaléidoscope !

Je me souviens, tu partais de bon matin, à bicyclette ! En catimini !

Tu ne voulais pas nous emmener, nous les bambins que tu aimais bien, avec qui tu jouais beaucoup, à qui tu apprenais à fumer ou à boire un petit coup en cachette des parents !

Tu partais de bon matin, à bicyclette ! Ton vieux biclou avec ton panier accroché sur le porte-bagages .

Mais ce n'est pas là que tu mettais tes champignons à consommer avec modération ! Toi, la modération, ce n'était pas ta qualité première ! Tu disais toujours : « Les excès, y'a que ça de vrai ! »

Tu mettais dans ton panier des champignons sans intérêt ! Et les précieux, ceux qui te faisaient planer, tu les planquais dans un sac sous ta veste !

Tu revenais toujours un peu déçu !

- Ah! Y' avait pas grand chose, t' en a qu' ont dû passer avant moi !

Mais nous les gamins, on savait ! Tu descendais à la cave et là tu étalais ta précieuse récolte pour qu'elle sèche ! On le savait car le plus petit de la bande avait réussi à se glisser par le soupirail et à découvrir le secret de tonton Eugène !

Il y avait aussi des livres un peu bizarres où les dames elles n'avaient pas d'habits, les pauvres ! Et puis aussi des bouteilles où c'était écrit "60". Ça ressemblait à de l'eau mais ça sentait fort ! Ça piquait le nez ! Mémé disait qu'on pouvait déboucher les cabinets avec !

AEV 1920-25 Raymonde - tintin

Bref ! Quand tu jugeais qu'ils étaient assez secs, tu les réduisais en poudre à la moulinette et tu mélangeais avec du tabac et tu te roulais des cigarettes avec ce mélange. Celles là, tu ne voulais pas qu'on y goûte !

Et après, tu étais tout bizarre ! Tu disais n' importe quoi ! Tu disais que Mémé avait une tête de sanglier, que Ginette avait le feu aux fesses, tu voyais les flammes ! Et que Pépé se lavait à la gnôle ! C'est pour ça qu'il sentait tout le temps l'alcool ! Tu rigolais beaucoup et nous aussi !

Mémé disait :

- Il fait encore une crise de delirium tremens (Très mince ? Il est gros, Tonton !), c'est le docteur qui l'a dit, il faut qu'il arrête la gnôle !

Nous, on savait que ce n'était pas que la gnôle! Mais on ne pipait mot ! On l'aimait bien, Tonton Eugène ! Et ses champignons hallucinogènes !

Mais le plus drôle, ou le plus triste, je ne sais pas, c'est qu'il est mort intoxiqué par une omelette aux champignons ramassés par Tonton Lucien !

En ta mémoire, Tonton Eugène, j'ai précieusement gardé cette photo prise par Jojo avec son appareil qu'il avait eu à sa communion ! On était bien planqués ! Tu ne nous avais pas vus te suivre ! À moins que ...

 

PS : Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé relève de la stricte (triste !) vérité. Par souci de respect pour ma famille, les prénoms ont été changés.

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7 avril 2020

Le Rêve de Léontine / Marie-Thé

Louise, Françoise et Edmund

Dans la maison de retraite de son village, elle a sorti sa boîte à souvenirs. Ses mains tremblantes cherchent et trouvent une photo prise un dimanche matin par son père. Elle y figure avec son petit frère et sa mère.

Elle avait alors 17 ans et se promettait d’être une hôtesse de l’air, d’avoir des talons hauts et de voir le bas d’en haut.

Nostalgie, c’est le mot qui lui vient à l’esprit en regardant la photo, avec le regret de n’avoir pas réalisé son rêve.

A l’époque, pleine de vie et d’insouciance, elle est tombée sous le charme de Félix, le plus beau gars du village, disaient ses amies.

C’était la fin de la guerre. Les bals du dimanche après-midi attiraient les jeunes, heureux de se défouler après tant d’années difficiles pour tous. Elle n’aurait pour rien au monde raté une pareille occasion de se distraire.

C’est précisément le jour où a été prise la photo qu’a débuté son idylle avec Félix. Lorsqu’au son de l’accordéon a commencé le bal, ses yeux noirs se sont posés sur elle.

Elle se souvient des frémissements de son corps quand il s’est approché, l’a prise dans ses bras, l’entraînant dans une java exaltante.

Le soir, ils se retrouvaient derrière le château. « Je vais chercher des champignons » disait-elle à sa mère, qui la mettait en garde contre les garçons trop entreprenants.

Lorsqu’elle a attendu un enfant, pas question pour sa famille qu’elle soit fille-mère. Elle a épousé Félix à la hâte. Adieu son rêve de devenir hôtesse de l’air et de regarder le bas d’en haut !




Pendant 8 ans, elle a mis au monde un enfant chaque année, jusqu’au jour où elle a dit à Félix : "Stop ! Des enfants j’en ai eu tout mon saoûl ! ".

Puis, comme elle, son bel amoureux est devenu bien vieux et « il a ciré ses bottes pour se présenter devant Dieu » comme ils disaient au village.

Devenue veuve, elle est entrée à la maison de retraite, et là elle s’invente une vie d’hôtesse de l’air, pleine de péripéties dans lesquelles elle est l’héroïne.

Les pensionnaires sont tous admiratifs de Léontine qui les fait rêver en racontant sa vie hors du commun.

***

Léontine, aux Hortensias :

AEV 1920-25 Marie-Thé Natacha

Ouf, je suis revenue dans ma chambre. La maison de retraite des «Hortensias», entre nous c’est un beau nom pour un endroit un peu sinistre ! Ici il n’y a que des vieux !

Moi, ils me prennent pour quelqu’un de très important parce que je leur raconte l’histoire d’une vie qui aurait pu être la mienne. Il y a un pensionnaire qui m’admire, qui me trouve à son goût ! Toujours à me suivre, à vouloir être à ma table, à m’interroger sur mes voyages. Je me méfie, s’il découvre le pot aux roses, c’en est fini de ma vie d’hôtesse de l’air.
Qui les fera rêver, tous ces pensionnaires qui me prennent pour une vedette ?

Bon, je me couche, il faut que je réfléchisse à l’histoire que je vais raconter demain. Bah, je peux redire plusieurs fois la même chose, ils ont la mémoire qui flanche !

7 avril 2020

La Mère et ses trois enfants / Jean-Paul

 

La mère aux trois enfants dont un qui pleure)

Il n’a pas le sens de l’humour, ce gamin ! Par contre il a du coffre quand il fait ce genre de grosse colère !

Il n’a pas le sens du décor, le père qui prend la photo ! Ce tas de pierres devant ce champ à l’abandon envahi d’herbes folles ! Peut-être qu’elle est jolie la forêt à l’horizon mais elle est loin et les deux poteaux télégraphiques, devant, franchement, c’est trop tout moche !

Il aurait mieux valu montrer la maison en briques neuves, ses volets à l’encadrement blanc. S’approcher plus. Choisir entre les gens et le paysage. D’ailleurs, c’est peut-être ça qu’il éructe, le môme ?

- T’es trop loin ! Elle va être ratée, ta tof ! Quand on photographie des enfants on s’accroupit pour être à leur hauteur !

La mère semble excédée elle aussi. Pourquoi l’a-t-il fait mettre à genoux ? Pourquoi la pose dure-t-elle si longtemps ?

Il n’y a que le grand frère et la grande sœur qui s’amusent de la farce, de la situation ou de la colère du cadet.

- La chance qu’on a ! semblent-ils penser. Grâce à la photo bonus découpable on va pouvoir montrer à quelqu’un d’autre que l’album comme on a passé des bonnes vacances à… en…

A vrai dire, on ne le saura jamais, où et quand ni qui c’était. Rien n’est écrit au dos de la photo. Elle a juste été prise à une époque où on achetait les mêmes fringues aux deux frangins.

Est-ce que c’est cette similitude dans la vêture qui a fait chanter au père « Bzz ! Bzz ! Bzz ! Les abeilles » et provoqué l’ire du blondinet ?

Non, c’est sûrement autre chose !

La mère aux trois enfants dont un qui pleure (détail)

- Je ne suis pas colérique ni coléreux ! T’es qu’un méchant, papa ! Et pis d’aboreuh, je sais même pas qui c’est ou ce que c’est qu’un Jodaltonne !

7 avril 2020

Le Communiant / Jean-Paul

Le premier communiant inconnu

Qu’est-ce qu’il ne fallait pas faire pour l’obtenir, cette montre !

Ce jour-là, passe encore ! On l’avait habillé en dimanche, chemise blanche, cravate, pochette et jolie veste. Il avait fait comme si c’était le carnaval, qu’on avait décidé de déguiser les enfants en hommes, un peu comme, autrefois, on habillait les mômes en costume de marin. Ca viendrait assez vite, d’ailleurs, qu’on leur fasse endosser le costume de soldat. Il était trop jeune pour ça pendant la guerre de 39-45 mais il aurait pile-poil l’âge pendant « les événements ». Mais on n’en savait rien encore de l’Algérie en ce temps-là dans ce coin-là.

La cravate lui serrait un peu le kiki, les gants blancs étaient un peu trop grands et ce chapelet, franchement, comment le tenir, qu’en faire… Le pire c’était ce brassard énorme dont Cédric Villani dont on ne parle plus beaucoup se serait volontiers servi comme d’une lavallière.

Voilà, le petit chrétien angélique avait été immortalisé par P. Martin, photographe à Carvin (Pas-de-Calais). Il y avait de l’innocence dans le portrait, toute une porte ouverte dans le regard sur un avenir aux normes, bien encadré par les rites de passage, la communion, la première clope, la conscription, le premier bal, les fiançailles, le mariage à l’église, le «Croissez et multipliez», l’épouse, les enfants, le travail, la messe, les enterrements…

La montre mesurerait tous ces temps-là. Il faudrait juste oublier qu’avant de l’obtenir on s’était déguisé en fille, on avait enfilé une robe ! La honte de sa vie !

- On appelle cela une aube, Guillaume ! avait dit l’abbé Mouret comme s’il avait entendu ce que le petit garçon taciturne pensait dans sa caboche de Ch’ti.

***

Oui, je vais l’avoir, la montre. On va tous en avoir une, même les cousins Hervé et Pierre, dont le père est pourtant syndiqué à gauche, mais moi j’ai prévenu papa :

- Ce sera une Rolex ! Ou sinon…
- Sinon quoi, espèce de petit « trop de gueule » ?
- Sinon je vous explique pourquoi je suis toujours le dernier à sortir du catéchisme !
- Eh bien dis-le pourquoi tu arrives toujours en retard !
- Et j’aurai une Rolex ?
- Abats ton jeu et je te dirai si ton coq a les pattes cassées ou pas !
- L’entraîneur, au foot, Monsieur Zola, il nous a dit de faire sanctionner toutes les fautes. Carton jaune, carton rouge, coup franc, penalty.
-  Je ne vois pas le rapport entre le football et l’abbé Mouret ?
- Quand il y a faute, moi je fais comme monsieur Zola, j’accuse !
- Ca veut dire quoi, ça, Guillaume ?

***

Je l’ai eue, ma Rolex !

L’abbé Mouret va être muté à Aix-en-Provence. En attendant il ne me caresse plus les cheveux. J’ai horreur qu’on me décoiffe quand je suis bien peigné.

7 avril 2020

H comme Henryk / Adrienne

L'inconnu par Hauchard de Lens

A la fin de la guerre, Henryk a décidé de ne pas rentrer en Pologne. Sa ville avait été ravagée deux fois, par les Allemands et par les Russes. Plus rien ne l’appelait là-bas.

Pas une vieille maman.
Pas une petite amie.

Il resterait en France. Il travaillerait. Comme maçon ou comme mineur, tout ce qu’on voudrait, tout ce qu’il trouverait.

Mais rien n’est simple en ce pays.

Ses derniers sous, il a dû les consacrer à de la paperasserie administrative et à des photos d’identité.

Au numéro 13 du boulevard des Ecoles, il est entré chez Hauchard. Ça lui a crevé le cœur de ne même pas avoir de chemise blanche et de cravate à mettre pour la photo. Il a vérifié sa raie, s’est recoiffé et a pris la pose.

Sans sourire.

Avec cet air déterminé qui ne le quittera plus.

***

J’étais devant le type du guichet, nom et prénom, qu’il m’a dit, alors évidemment quand je lui ai répondu Wieczorek Henryk, ça l’a fait flipper, je commence à avoir l’habitude, je peux m’estimer heureux si on reste poli, vous pouvez épeler ? il a dit en soupirant, alors j’ai épelé du mieux que j’ai pu, j’aurais pu lui expliquer qu’on n’a pas le même alphabet, en polonais, mais je me suis retenu, ça aurait encore tout compliqué, ce qui fait que quand il m’a remis le papier à signer, j’ai vu que désormais je m’appellerais Henry Vizorek, et je me suis dit qu’aucun compatriote ne me retrouverait plus dans ce pays, si l’un d’entre eux en éprouvait l’envie un jour.

7 avril 2020

Madame Numérosept / Maryvonne

La lectriceBonjour Madame, nous avions rendez-vous mardi soir assez tard et je n'ai pu encore honorer cette rencontre car elle est pour moi assez énigmatique. Enfin aujourd'hui je me décide sans hésitation à faire le choix de mon interlocutrice. Sur la photo votre visage de bonne maman, un peu à la Françoise Dolto, m'a tout de suite attirée. Face à votre petit bureau éclairé par le soleil, vous lisez un long courrier de 3 pages.

A votre sourire je suis certaine que c'est votre fils Jean Paul qui vous écrit, Les mères aiment par-dessus tout les lettres de leurs fils. Allez-savoir pourquoi ? Peut-être parce qu'elles sont rares.

Après de brillantes études il a quitté votre giron, Vous souriez parce qu'il écrit bien, le bougre, et moi qui aime tant les relations épistolaires, je vous envie. Tous ces mots étalés là et enveloppés comme des bonbons vous les savourez des yeux. L'enveloppe justement n'est pas déchirée à l'arrache comme je le fais parfois avec mon pouce, elle est soigneusement découpée aux ciseaux, ils sont encore sur la table, et vous avez tellement raison. Ce moment d'ouverture, ce rendez-vous intime est tellement délicieux. Il faut le soigner.

Oh ! Ce n'est pas que du sucre, quelques dragées au poivre vous rappellent que vous n'êtes pas une mère parfaite et quelques caramels mous colleront à la dent que vous avez contre lui quand il se fâche. Mais le reste de la journée vous sucerez les compliments en forme de fleurs, bonbons coquelicot ou violette qui se vendent en bocaux à l'épicerie et que vous mettrez en conserve (les compliments) dans votre panthéon des meilleurs moments.

Il vous dit regretter votre riz au lait que vous portiez dans le four du boulanger. Il est bien serviable, le boulanger. A la ville où il est maintenant c'est impossible, d'ailleurs le pain n'est pas aussi bon. La confiture « Bonne Maman » est une appellation mensongère, ce sont les vôtres qu'il aime, surtout la rhubarbe. Le matin quand il se lève personne ne lui a fait son café ni n'a réchauffé une tranche de brioche. Voilà un bon fils n'est-ce pas ?

Passons à la réalité :

Je m'appelle Germaine Marette et, bien qu'originaire d'Auvergne, je vis dans le Nord. J'ai 60 ans et je les porte bien. Je viens de recevoir une longue lettre mais ne vous trompez pas ce ne sont ni ma fille, ni mon fils qui m'écriraient si longuement. Ces ingrats se contentent de quelques lignes de temps en temps et souvent pour des banalités. D'ailleurs je n'ai jamais de « Chère maman ». C'est pourtant le plus joli mot dans toutes les langues. Quand j'étais « la femme à deux cœurs » comme on appelle ici les femmes enceintes je rêvais de me faire appeler maman à tout vent et que l'écho le répétait à loisir.

De leurs amours ils ne me parlent pas non plus, sans doute une pudeur extrême entre nous. Pourtant je brûle de leur parler de ce courrier qui pourrait incendier ma vie. Apparemment le boulanger n'est pas insensible à mes miches et j'en souris intérieurement, même, disons-le, ouvertement. Il a remarqué que j'étais allée chez le coiffeur et que cela était bien seyant. Il a du vocabulaire, notre maître en boulange. Il y a longtemps que je n'avais pas eu tant d'éloges sur mon physique et sur mon humour, ça fait un bail que mon mari ne rit plus de mes blagues. Lui, mon nouvel amoureux, il s'en tape sur les cuisses à en faire voler la farine de son pantalon.

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Physiquement il n'est pas mal non plus, il a une petite brioche de bon vivant qui le rend sympathique alors que chez moi il y a une planche à pain : sèche comme une baguette rassie.

Il me rend souvent des services ; dans son four je porte à cuire mes rôtis et mon riz au lait, la teurgoule. Mes tartes sont parfaites ; même s'il en vend il n'en prend pas ombrage.

Quand je lui porte les plats, je traîne un peu dans la boulange, je caresse sa chatte Pomponnette, il adore les animaux comme moi mais mon mari est allergique.

Maintenant c'est vous qui devez me trouver un peu tarte à mon âge. Mais on n'a qu'une vie et maintenant que mes enfants sont partis j'ai envie de la dévorer par les deux croûtons.

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