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L'Atelier d'écriture de Villejean
7 avril 2020

Photo d'enfance / Dominique H.

Louise, Françoise et EdmundFélix entame sa quatrième semaine de confinement, et c'est de plus en plus difficile. Ca ne le console pas de savoir que nous sommes plus de trois milliards d'êtres humains à être confinés. Le confinement n'est pas humain, sale COroNa !

- Ca commence à bien faire, le COroNa me monte au cerveau ! J'ai beau enfourcher Yolanda tous les matins, faire ma marche de 3,14 km, (un kilomètre par pi), réduire ma consommation d'alcool à 18,7 cl par jour, chanter à vingt heures avec mes voisin, je dors de plus en plus mal, et j'ai de moins en moins le moral.

Et pour ne rien arranger, ma grande sœur, Françoise, bientôt 79 ans, confinée elle aussi, vient de m'envoyer par mail une photo d'enfance qui me met la rate au court-bouillon. Depuis le confinement, elle n'arrête pas de m’envoyer en mails, SMS ou sur WhatsApp des vidéos diverses et variées, des blagues, des chansons. Je sais que ça part d'une bonne intention, mais elle me gave et j’avoue que je ne les ouvre pas toutes. Cette fois, je n'ai pas pu résister : en voyant «photo d'enfance», j'ai aussitôt cliqué. Ca allait bien avec mes états d'âme, cette quatrième semaine de confinement s'annonçant être celle de la nostalgie, voire de la déprime. Françoise devait être branchée sur cette même longueur d'ondes puisque visiblement elle avait ouvert ses boîtes de photos et qu'elle m'invitait par la même occasion à me remémorer notre histoire commune.

Aussitôt je pense à notre mère Louise, 97 ans, qui vit toujours, pas loin, dans la petite résidence séniors de mon quartier. Elle me manque d'ailleurs beaucoup. Avant le confinement, j'aimais l'inviter au restaurant et évoquer avec elle les pérégrinations de sa vie. Louise aime de plus en plus ces moments de retour sur son passé. De même, en vieillissant, je me rends compte que je suis très attaché à ma mère et que j'ai même une admiration certaine pour elle, pour la façon dont elle a mené sa barque. Est-ce que j'aurai encore le bonheur de l'inviter au restaurant ? Sale COroNa ! 

AEV 1920-25 Dominique H Louise, Françoise et Edmund (détail)Je ne connais pas cette photo. Encore une que Françoise s'est appropriée et je l'entends dire «Droit d'aînesse, mon petit Félix !». Je reconnais ma mère et Françoise, ma soeur ; quant au petit garçon suspendu entre ces deux femmes, ce ne peut être que moi. Françoise doit avoir alors 12-13 ans, Louise notre mère environ 32 ans et moi donc 4 ans.

La photo a certainement été prise par mon père, Antoine, probablement en 1954. C'est lui qui l'a annotée au dos, c'est pour ça que c'est marqué « Edmund ». « Edmund » était mon prénom officiel. C'est mon père, paix à son âme, qui m'a affublé de ce prénom abscons en l'honneur de son grand tonton hongrois, une sorte d'oncle d'Amérique, émigré au Canada. Antoine, feu mon père, l'avait vu une fois en 1935 juste avant son départ au Québec et en gardait le souvenir d'une sorte de héros. Edmund, le vrai, était revenu, m'a-t-on raconté une fois, en France en 1949 pour visiter la Normandie et les plages du débarquement et avait voulu revoir Antoine, son petit neveu français. Louise, ma mère, était alors enceinte et dans l'euphorie des retrouvailles, Antoine avait décrété que si c'était un garçon, il l’appellerait «Edmund».

Louise a toujours soutenu qu'elle n'avait pas été consultée et elle m'a toujours appelé Félix. C'est mon père le seul coupable. La légende familiale raconte que mon père, secrétaire de mairie de profession, habituellement sérieux, avait arrosé ma naissance et qu'il n’aurait pas attendu d'avoir recouvré des idées claires pour me déclarer. Dans sa griserie impatiente, il se serait introduit de nuit dans la mairie pour me coucher aussi sec sur les registres, en inscrivant «Edmund Félix Antoine». Le lendemain matin, à l'ouverture de la mairie, l'agent de mairie découvrit que l'avis de naissance était déjà inscrit. Il avait facilement identifié l'auteur malgré la calligraphie un peu tremblotante. Mon père arriva en retard et un peu fatigué, le fonctionnaire le félicita, sans aucun commentaire. Mon père avait l'avantage d'être l'officier d'état-civil.

Ma mère m'appelait Félix, comme convenu entre eux, et mon père faisait de même le plus naturellement du monde. J'avais trois semaines quand «Edmund» déclencha un scandale familial et même communal. C'était le jour de l'arrivage mensuel à la mairie des livrets de la Caisse d’Epargne. A l'époque, et peut-être encore aujourd’hui, il était d'usage que cet organisme financier qui s'engraisse sur le dos des petits épargnants, tente de se racheter une conduite en offrant magnanimement, un livret d'épargne justement à chaque citoyen nouveau-né, histoire de le formater dès le berceau. Le même fonctionnaire zélé tendit à mon père, toujours sans commentaire, l'exemplaire qui m'était destiné. Arriva l'heure du déjeuner et mon père, toujours amnésique de sa virée nocturne au bureau d'état-civil, tendit le livret joyeusement à ma mère qui le posa sur le buffet.

Après le repas, Françoise, qui avait alors neuf ans, s'intéressa de près au livret rouge et or. Subitement elle s'écria :

- Ils se sont trompés de prénom, ils ont mis «Edmund» ! ».

Elle raconte que mon père devint vert et que la mère lâcha sa tasse à café ! Louise se saisit du livret, regarda Antoine qui se tripotait la moustache. Louise s'adressa à Françoise tout en regardant mon père dans les yeux :

- Tu peux monter voir si Félix dort bien ? Puis tu resteras dans ta chambre, Françoise, j'ai deux mots à dire à ton père.

AEV 1920-25 Dominique H erratumL'explication conjugale fut brève, claire et nette. Antoine avait recouvré la mémoire. Louise ne voulut pas donner dans le mélo mais elle dicta froidement à mon père le texte d'une publication d’« Erratum » sur le panneau d'affichage officiel de la mairie : « Une erreur a été faite dans le registre d'état civil concernant la transcription des prénoms de l'enfant H... né le12 janvier 1949. Ses prénoms sont Félix Antoine. ».

Antoine s'exécuta l'après-midi même et punaisa lui-même la rectification. Le fonctionnaire ne fit aucun commentaire. L'incident était clos pour la société communale, mais hélas pas pour moi, Félix, qui dus subir Edmund pour tous les évènements administratifs de sa vie : examens, permis de conduire, carte d'identité, carte vitale, mariage, divorce.

AEV 1920-25 Dominique Restaurant le coquillageHeureusement, la loi du 18 novembre 2016 a modifié l'article 60 du code d'état-civil permettant le changement du prénom, dans l'intérêt de la personne concernée. Aussitôt su, aussitôt fait : j'ai suivi docilement la procédure simplifiée et un beau jour je suis allée retirer à la mairie de Rennes ma vraie carte d'identité avec Félix-Antoine. J'avoue que l'idée de supprimer aussi « Antoine » m'avait effleurée un quart de seconde mais je tiens à garder la bonne image que j'ai de moi-même et à ne pas gâcher la joie profonde qui me submergea ce jour-là de 2017. J'invitai Françoise et Louise à fêter ma nouvelle naissance : champagne et dîner au Coquillage à Cancale.

Je me dis aujourd'hui que si nous survivons tous les trois à ce sale COroNa, nous retournerons fêter ça à Cancale ou ailleurs. Et si j'y laisse ma peau, j'aurai l'immense satisfaction de figurer dans les avis d'obsèques sous le prénom de Félix !

« Rêver, c'est déjà ça ! C'est déjà ça !» comme le dit Souchon dans sa chanson.


Louise, Françoise et Edmund (verso)P.S. J'en reviens maintenant aux annotations d'Antoine au dos de la photo : « Ma femme Louise, ma fille Françoise, mon fils Edmund ». En pièce jointe, Françoise me donne l'explication :

« Notre père est décédé en juin 1955. Cette photo a été prise probablement en septembre 1954 et l'intention d'Antoine était de la poster à Edmund. Mais c'est à ce moment que le diagnostic de tuberculose a été posé chez notre père et qu'il est parti précipitamment se confiner au sanatorium de La Garenne à Huelgoat. Fin 1954, une lettre venue du Canada apprenait à Antoine la mort de Tonton Edmund. Le confinement a empêché notre père de la mettre dans la boîte à lettres et Louise l'a gardée dans une boîte à chaussures.».

AEV 1819-25 Dominique Huelgoat

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