La Deuxième arche / Anne J.
L'âne penche la tête et regarde le bœuf.
– Tu es venu, finalement ?
– Oui mais c’est la dernière année, j'en ai assez d’être là, immobile dans ce décor tous les ans du 15 décembre au 15 janvier. J'ai eu une place dans la deuxième arche, je pars.
– Moi aussi, la sélection était sévère mais mes années de service dans la préparation de Noël m'ont bien aidé.
– Oui, ils n’ont accepté que quelques couples de chaque sorte d'animal et on en sera.
– Je crois que c'est à peu près complet, tout le monde a sa place, il reste juste à choisir le couple d'humains qui va embarquer.
– Et contrairement à la première arche c'est seulement un couple.
– Normal, cette fois ce sont les animaux qui ont l’initiative, d'ailleurs il parait que les humains sont plutôt mal en point de ce temps-ci, une sorte de virus m’a-t-on dit.
– Tu es au courant ? C'est nous qui devons les sélectionner, leur faire passer l'entretien d’embauche, quoi, tu parles d'une mission, quelle misère !
Le bœuf hoche la tête, regarde autour de lui. L’église est sombre, il y a juste une petite bougie qui brûle sur un présentoir vide, aucun enfant n'est venu depuis ce matin, pour admirer la crèche, Aucune vieille femme n'est venue s'agenouiller devant pour marmonner des prières, pas de femme éplorée ou d'adolescent rougissant non plus. Les animaux retombent dans leurs pensées et somnolent.
La porte grince et deux silhouettes masquées s'approchent en chuchotant : deux jeunes filles maquillées comme des voitures volées, leurs habits scintillent autant que l'arbre de Noël sur la place. Elles se tiennent droites debout devant la crèche.
La plus petite des deux commence :
– Cher Père Noël, je voudrais un mec, s'il te plait, un beau prince charmant pour Noël.
L’autre fille se penche et sur le ton de la confidence renchérit :
– Je déteste Noël mais toi je t’aime bien. J’aurais bien voulu me marier pour Noël mais mon copain est parti avec une autre plus jeune et plus canon, du coup, j’aime pas Noël ni les enfoirés sexy.
Le bœuf regarde l'âne d'un air désespéré et grommelle :
– Avec ceci ? Un prince et un coup de foudre ! Elles se trompent de personnage, ici on prie plutôt le petit Jésus. Pas les candidates idéales, du vent !
Les deux filles trouvent une pièce dans leurs petits sacs minuscules et allument une bougie votive chacune avant de repartir en gloussant sur leurs talons hauts.
La porte grince à nouveau et une jeune femme extrêmement mince et pâle entre, enroulée dans une grande écharpe. Ses vêtements trop grands lui donnent l'air d'un épouvantail habillé. Elle arrive devant l'âne et le bœuf et contemple le décor avant de s'agenouiller sur le sol glacé.
– Mon Dieu, Comment survivre à Noël quand on est introvertie et hypersensible ? murmure-t-elle d'une voix lasse et blanche.
Elle essuie une larme sur ses joues glacées et ajoute La Vie n’est pas un téléfilm de Noël ; elle s'assoit en tailleur sur une chaise en paille et commence une longue méditation, les yeux fermés , respirant très lentement avec une longue plainte mélodieuse
– Ah non, pas elle, si on l'embarque, on va tous déprimer pendant la quarantaine, fait l'âne.
– L'avantage c'est qu'elle est sûrement végane ! réplique le bœuf.
Une nouvelle bougie brûle et fume quand entrent trois petites vieilles toute ratatinées, vêtues de noir de pied en cap et masquées de blanc sous leurs lunettes, mais avec l'œil vif et assuré.
Elles approchent de la crèche.
– Tiens, fait l'âne Les Ours mal léchés s’apprivoisent à Noël !
– Noël, flingues et chocolats ! » ajoute le bœuf.
On entend des petites voix haut perchées qui chuchotent :
– En attendant ce foutu Noël, on va aller se faire un black jack au bar de la place !
– Ce sera Un Milliardaire pour Noël sinon rien !
– Petit Jésus, mon fils vient me voir et j'hésite à m'enfuir mais Noël avec lui ?
Bientôt trois nouvelles bougies réchauffent un peu l'atmosphère glacée tandis que la porte claque derrière le trio infernal
L’âne et le bœuf se regardent et haussent les épaules.
- Elles auraient été drôles, les mamies, mais elles nous auraient donné du fil à retordre.
- Pour sûr !
La nuit commence à tomber, l’âne et le bœuf ont encore vu quelques visiteurs mais aucun n’a semblé être le bon candidat pour la deuxième arche. Découragés et frigorifiés - dans les églises bretonnes on se gèle atrocement les pieds - nos deux amis se lèvent, s’étirent et d’un pas lourd se dirigent vers la grande porte.
- Tant pis, fait le bœuf, je crois qu’on va s’en passer.
- Le mieux, c’est de reprendre l’histoire de zéro.
- Tu veux dire, repartir du singe ?
- Ben oui, ça ne pourra pas être pire.
- On pourrait changer d’animal de départ, non ? Partir d’un dauphin ou d’un chat ou d’un serpent, ca serait drôle ? Ou bien, tiens, du pangolin ! Celui-là a eu du succès en 2020 !
- Le pangolin comme Avenir de l’homme, en sorte ?
- C’est ca !