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L'Atelier d'écriture de Villejean
31 mars 2020

Réanimation-maison / Dominique H.

Troisième semaine !

Félix, mon voisin, célibataire, veuf, divorcé, septuagénaire donc vulnérable est à sa troisième semaine de confinement et ça ne va pas fort. Moi je suis Bénédicte, sa voisine. Nous nous entendons bien et nos clôtures légères nous permettent de converser de jardin à jardin et de garder le lien ; parfois même il se laisse aller à quelques confidences. Je l'aime bien, mon voisin, même si chacun garde ses distances, surtout en ce moment. Mais je suis un peu inquiète : il m'évite visiblement depuis trois jours.

Il se morfond et tourne en rond dans sa maison. Voilà près de quarante ans qu'il habite dans ce pavillon de lotissement. C'est la scène de crime des deux tiers de sa vie ! Ah, si les murs pouvaient parler ! Ils en auraient à dire. Et les objets donc ! Les objets justement, parlons-en ! Quarante ans d'amoncellement ! Félix enrage d'être confronté et confiné au milieu de ces strates de barda et autres fatras, sans parler des fanfreluches et falbalas à l'étage dans les penderies des chambres de ses deux filles. Au début du confinement, il s'était senti plein d'énergie à la perspective de faire un grand ménage de printemps, une razzia des rossignols et autres ramasse-poussière. Il m'en avait parlé joyeusement. Pas de chance, les déchetteries sont confinées. Le confinement est vraiment contre lui. Sale virus ! L'humeur de Félix fait les montagnes russes.

Ce matin il a le moral dans les chaussettes. Pourtant avec ce prénom il devrait être heureux mais depuis le confinement tout va de travers. Déjà qu'il ne peut plus fréquenter le restaurant de ses copines, qu'en plus il se voit frustré des divertissements qui y étaient attachés, voilà qu'il est condamné à errer comme une âme en peine dans sa maison, à supporter le paysages des reliques de sa vie. Sa vie... Il voudrait ne pas y penser mais les souvenirs envasés remontent. Il a essayé de s'extraire de ce magma collant qui l'englue en allant dans son jardin écouter les oiseaux, mais c'est encore pire. Même en se concentrant avec application, la méditation en pleine conscience, loin de lui apporter la zénitude annoncée, ne marche pas chez lui. Au contraire, il déprime et je l'ai même vu écraser deux larmes en cachette.

Alors, il erre d'une pièce à l'autre comme du coq à l'âne, en traînant ses babouches et son vague à l'âme. Par moments, il remplit sans aucune méthode un grand sac en papier de vieilles revues, de boites à chaussures contenant de jolies petites boites vides conservées depuis des années. Heureusement Il y a encore un peu de place dans sa poubelle jaune et aussi dans la mienne que je lui ai proposé de partager.

1920-24 Dominique 5b58e67705be986e4889b4fb

Dans la chambre bleue qui sert un peu beaucoup de débarras, il a remarqué ce matin le vieux vélo d'appartement, 4000 Mg de la marque Domyos, cadeau de Noël de sa femme, voilà plus de trente ans. Quand sa femme l'a quitté, il a mis le vélo de côté, histoire de tourner la page. Il était arrivé que les petits enfants s'amusent avec. Il se souvient maintenant de la crise qu'il avait piquée le jour où ils avaient cassé la console branchée sur le guidon qui enregistrait les kilomètres, les calories, les RPM. Il ne vient pas souvent dans cette chambre et avait complètement oublié cet engin. Il se souvient maintenant que jadis il l'a pourtant utilisé assidument, surtout l'hiver pour préparer son cœur et ses mollets à la montée du col du Lautaret et de quelques autres. Eh oui, Félix en a grimpé des cols. C'était le bon temps. Même que dans leur groupe, les femmes les grimpaient aussi les cols. Elles y mettaient le temps bien sûr en passant le petit plateau et le grand pignon. Et le soir à l'étape, c'était la joyeuse ambiance avec la bande du Minotour. D'ailleurs sa belle bécane, un Bianchi, blanc, fringant, neuf kilos, est toujours suspendu dans le garage. Celui-là il ne le donnera pas au Secours populaire. Peut-être qu'un petit-fils s'y mettra. Ou peut-être lui, Félix, après le confinement. Quand le Coronavirus nous aura lâché la grappe.

Voici notre homme tout ragaillardi. Il pose son grand sac papier et entreprend de débarrasser le vélo-porte-manteaux des hardes et frusques diverses qui l'habillaient. Mais le transporter au rez-de-chaussée va être une autre paire de manches. Félix qui a retrouvé son énergie descend vite chercher sa boîte à outils et remonte les marches quatre à quatre. En quelques minutes, le vélo est désossé, guidon, cadre, selle, socle et se retrouve en pièces détachées en bas dans le salon. Pour réfléchir à l'endroit où l'installer, notre cycliste nostalgique, clique dans sa playlist sur « La vie en rose » de Souchon, (Foule sentimentale). Voilà, c'est décidé, il pédalera devant la baie vitrée grand-ouverte et face à l'écran plat. Il va pouvoir pédaler en se cultivant. Félix est de nouveau joyeux. Il va zigouiller le marasme, cesser d'être morose et mélancolique, se muscler les cuisses et les neurones, stimuler son système immunitaire ; il pressent que le confinement va pouvoir devenir intéressant. Il a enfourché sa monture ressuscitée, chante en même temps que Souchon et lui trouve un prénom : Yolanda.

Sitôt nommée, Yolanda va s'animer et lui parler, avec la voix de Yolande Moreau : 

AEV 1920-24 Doùminique le-plaisir-entre-les-jambes__nevsiw- Félix chéri, tu me comble ! Depuis des années j'attendais désespérément ce jour de félicité. J'ai très mal supporté que tu me mettes au rebut après ton divorce : comme si j'y étais pour quelque chose, moi ! Tu as alors fait de moi un bouc émissaire, tu m'a même frappée, oui, oui, pas de déni je t'en prie. Heureusement que ma carcasse est coriace, mais j'ai encore la trace sur mon flanc gauche de ton coup de godasse. Je ne suis pas rancunière et ce souvenir me fait même sourire. C'est vrai qu'entre nous deux, « tout le monde sait ça » dirait Mino , comme entre chaque cycliste et sa petite reine, c'est une relation à tendance S.-M. J'ose dire, n'en déplaise à certains accros, qu'il faut être un peu maso pour faire du vélo, avoue-le. Ah ! C'était la belle époque, celle des Deschiens, tu t'en souviens ? ».

Félix est abasourdi, estourbi, il a le tournis. Il a juste le temps de tomber sur le Poltronesofa jaune et noir. Il vérifie le tableau de bord de son corps, se pince : Aïe ! Il se touche le front : 37°. Il va se regarder dans le miroir : c'est bien lui, Félix. Seraient-ce des hallucinations ? Il en parlera peut-être à Bénédicte, sa voisine, psychiatre en retraite.

Mais voici que Yolanda l'interpelle et interrompt ses interrogations :

- D'ailleurs, Félix chéri, je te le dis gentiment, mais tu me dois réparation pour ces longues années d'abandon et la première des choses à faire pour que je m'envoie en l'air serait que tu me chevauches ardemment comme au bon vieux temps, souviens-t-en !».

Félix se surprend à répondre « OK, OK Yolanda ! On y va ! Juste le temps de me mettre en tenue, un peu de patience, ma belle, j'arrive ! ». Il grimpe direct dans la chambre bleue, ouvre le coffre à vélo, une vraie malle à trésor dont il sort son beau cuissard d'été à bretelles, turquoise, noir et jaune. Il dévale les marches et là, devant Yolanda, Félix, pressé d'enfiler sa tenue commence à se mettre nu et une idée pas saugrenue du tout lui vient de jouer le grand jeu : il prend le temps de lancer le « Boléro » de Ravel comme Bo Derek dans le film "Elle" (1979) puis commence à s'effeuiller lentement pour faire monter le désir à la manière du striptease dans le film « Full Monty » en 1997. Il s'y croit et, d'un geste qui se veut élégant, pas de danse et petit doigt relevé, il balance aux quatre coins du salon, sur le rythme de la musique, chemise, tee-shirt, pantalon et slip en dernier. Avant d'enfiler le sexy cuissard dans l'intimité de sa maison sans vis-à-vis,il s'autorise à onduler du bassin devant Yolanda imperturbable. Puis il ajuste le bas du vêtement de sport, et alors sa main droite plonge et retrouve instantanément le geste automatique du cycliste précautionneux qui sait prendre soin de ses roupettes et seulement après il ajuste les bretelles. 

Les préliminaires ont aidé Félix à se huiler les articulations et enfin arrive le moment de se mettre en selle, délicatement. Il est plein de prévenance pour Yolanda qu'il a enfourchée avec lenteur et langueur. C'est qu'elle n'a plus l'habitude elle non plus. Alors il reste un moment en danseuse, toujours sur le boléro de Ravel, puis se rapproche petit à petit de la selle. C'est une selle large et rembourrée, rien à voir avec la selle Italia, dure et profilée de son Bianchi. Yolanda est une bonne pâte et sa selle est moelleuse. Félix prend tout son temps pour s'ajuster doucement à l'anatomie de Yolanda au poil près. Il faut être cycliste pour saisir l'intensité délicieuse de cet instant suspendu. Et voilà que se déclenche le premier tour de pédales. C'est alors que sa monture émet un petit couinement que Félix, en spécialiste, reconnaît aussitôt : c'est la réponse physiologique de la résistance magnétique au démarrage et c'est la preuve d' une prise en main réussie.

AEV 1920-24 Dominique 0006__pd41t5

Et maintenant roule ma poule ! La baie vitrée est ouverte, le jardin est inondé de soleil, le boléro de Ravel s'est tu, les oiseaux chantent. Félix gère avec tact les vingt minutes d'échauffement recommandées, autant par souci de ses muscles un peu rouillés que pour les roulements à bille de Yolanda. Il tourne progressivement la molette de résistance d'un cran toutes les cinq minutes, et monte en RPM en résistant cependant à ses penchants S.M. (gare à l'infarctus, il n'a plus vingt ans !). Il est content de Yolanda elle suit bien le rythme et répond bien aux accélérations. En remerciement il lui caresse le guidon.

Ce sont des retrouvailles vraiment réussies, une lune de miel commence, la vie est de nouveau belle. Félix dirait presque merci au Coronavirus !

Un peu plus tard il vient me saluer avec la banane derrière le grillage.

1920-24 Dominiqueveloappartement

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