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L'Atelier d'écriture de Villejean
13 juin 2023

Un Drôle d'hôpital / La Licorne

C'est un hôpital presque comme les autres. Une bâtisse jaunâtre, vieillotte...perdue dans les arbres. 
On pourrait presque passer devant sans la voir. Le personnel, cependant, attire l'attention.
Ici, pas de blouse blanche. Pas de chariots, de médicaments, ni de perfusion. 
Quelques infirmiers, ébouriffés, se promènent sous les feuillages, un crayon à la main, en regardant le ciel. Ils flânent, l'air préoccupé, en ayant l'air de chercher l'inspiration.
 
Car ici, on soigne les mots. Uniquement les mots.
 
Et les mots arrivent, à toute heure. En file indienne, chaque jour plus nombreux. Des petits, des grands, des oubliés. On les accueille et on les couche, en urgence, sur le papier. La plupart, quand ils arrivent, sont faibles, mal en point, usés.
 
Les yeux pleins de tristesse, ils disent  que personne ne les comprend, qu'on se désintéresse d'eux, qu'on ne les invite plus, qu'ils ne servent plus à rien. Ils disent : "C'était mieux avant..." 
Avec des larmes dans les yeux, ils parlent du temps où la télé et internet n'existaient pas...du temps où les gens lisaient des livres, du temps où l'on s'envoyait des lettres de plusieurs pages, où l'on avait de longues conversations approfondies... Le temps de leur gloire. Le temps où ils étaient choyés, admirés, encensés.
 
Oh, il y a bien quelques petits jeunes qui passent les voir, de temps en temps. Des jeunes, en baskets, décontractés, sûrs d'eux, en pleine forme. 
Tenez, "Kiff" est passé voir, l'autre jour, ses grands-parents : "Amour" et "Passion"...
Il était fringant, joyeux...mais il n'est pas resté longtemps...trop pris, apparemment. 
Il a bien vu que son grand-père se délavait de jour en jour et que sa grand-mère n'en avait plus pour très longtemps. Il a eu la politesse de n'en rien dire. Faut dire qu'il était surtout préoccupé par sa prochaine sortie avec "Crush", un pote à lui...avec lequel il passe le plus clair de son temps.
 
En partant, il a croisé dans les couloirs la petite "Billevesée". 
"Tu te rends compte, il ne savait pas qui j'étais, il n'avait jamais entendu parler de moi" a-t-elle confiée à son amie "Carabistouille", qui n'en menait pas large non plus.
 
Quant au vieux "Saperlipopette", il paraît que l'autre jour, il a volé en miettes, percuté de plein fouet par "What the fuck" qui, le nez sur son smartphone, ne l'avait pas vu. 
A l'heure qu'il est, il serait dans un état critique. Amputé de plusieurs lettres...Maintenant, tout le monde le confond avec "Salopette". Quoique, tout compte fait, il s'en sort mieux que d'autres. La semaine dernière, on a enterré trois de ses amis :  "Fichtre", "Diantre" et "Mazette". Morts de vieillesse.

Vous l'aurez compris, l'époque est dure. La langue est devenue technique, administrative et impersonnelle. Ce que l'on aime aujourd'hui, ce sont les mots secs, précis. "Arobase", "Gestion", "Optimisation". Ou alors les anglicismes. "Bug", "Process", "Vibe". Plus de place pour les dizaines de synonymes qui nous enchantaient de leurs nuances. On va droit au but. Les "Racine", les "Corneille" sont passés de mode. Les fioritures aussi. Chez les écrivains, plus personne ne se risque à faire une description de plus de trois phrases, sous peine de perdre le lecteur. Des milliers de mots se retrouvent, d'un jour à l'autre, "à la rue".

Alors, que faire ? A "Mopital", une nouvelle méthode de soin est testée. Elle a été mise au point récemment et commence à faire ses preuves.

Cela commence toujours par un "lavage" très doux. Tout d'abord, on prend le mot malheureux et on le nettoie précautionneusement, à l'eau tiède, afin d'ôter toutes les connotations malencontreuses dont il a été affublé au cours des années. On le débarrasse aussi, en passant, des fautes d'orthographe récurrentes qui ont pu le blesser et le déformer.

Une fois qu'il a retrouvé sa pureté et sa première jeunesse, on le confie aux soins d'un "médecin-poète". Celui-ci l'examine alors sous toutes les coutures et l'habille de nouvelles couleurs, de nouvelles teintes en l'associant avec d'autres, eux aussi, lavés et nettoyés. Il les fait se rencontrer, il les fait danser ensemble...virevolter sur un rythme entraînant. Parfois, l'union est heureuse et, quelque temps après, naît un petit poème...Parfois, ce n'est qu'une passade, mais qui va leur permettre de repartir dans la vie, dans la société, chacun de leur côté, ravivés, revigorés.

Oh, je ne vous cache pas que tout cela prend du temps. C'est lent. Un mot à la fois. Ce mois-ci, on a sauvé deux mots, menacés d'une mort certaine :  Anticatastase" et "Albedo".  Ils ont virevolté dans quelques textes, ce qui a suffi pour les sauver de l'oubli. 

Même si ce n'est pas facile tous les jours, je vous assure que c'est un vrai bonheur que de contribuer à lutter contre la désuétude galopante, la perte de sens et l'anorexie lexicale.

Je vous invite donc vivement à faire de même et, si vous souhaitez nous aider, à envoyer vos dons à : 
"Mots En Cours d'Extinction Nettoyage Express"
1984, Avenue George Orwell, 75000 Paris  

Dr Jean Kess

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