Comme ils sont confinés, Béatrice et Félix s'amusent au lit ou ailleurs, de différentes façons, par exemple en ressortant des photos, des cartes postales, des programmes de spectacles, Télérama et autres revues d'art et parfois leurs jeux durent longtemps...
- Tu es sûre, Béatrice, que c'était en janvier 1991, lorsque nous étions allés à Saint-Pétersbourg pour le nouvel an ?
- La scène se passe sur les bords de la Néva. Il faisait moins dix. Gérard, le réalisateur de la photo, avait organisé cette mise en scène avec un plan imparable. Il nous avait tous invités à l'hôtel dans la suite qu'il partageait avec Claire. Et là, il nous a reçus avec caviar et vodka. Nous aurions dû alors nous méfier mais il nous avait déjà habitués à sa générosité quelque peu ostentatoire. Après cet échauffement à l'alcool (lui-même y avait juste trempé les lèvres) il avait ouvert sa grande valise, en avait sorti huit tutus roses qu'il nous a alors invités à revêtir. Après un moment de perplexité, son excitation communicative et la vodka aidant, nous nous sommes tous exécutés en rigolant. Je me souviens que j'avais mis des chaussettes dans les bonnets du tutu. Puis nous étions sortis dignement de l'hôtel. Pas un bout de tulle rose ne dépassait de nos doudounes et autres vêtements chauds. Nous avions l'air de banals touristes partant pour leur programme culturel au musée de l'Ermitage.
- Après une courte marche, nous avons atteint les pontons enneigés des rives de la Néva. Je me souviens, il n’y avait pas de parapet. Avec le recul, il avait pris des risques, Gérard, et nous aussi mais nous étions grands et consentants. Il y a donc quatre femmes et trois hommes sur la photo. Elle est un peu floue mais le reflet dans l'eau est joli. Elle traduit bien l'ambiance quelque peu loufoque de ce voyage. Tu nous reconnais : tu es la troisième à droite, plutôt gracieuse, et je te fais face, tentant une sorte de saut avec élan. Claire est la première à droite et c'est Gérard qui prend la photo. Je ne me souviens plus des prénoms des autres car ce fut notre premier et dernier voyage avec cette bande de frappadingues alcooliques.
- Chéri, je te le dis, rien ne vaut un bon road-movie dans notre camion, rien que nous deux, loin des sentiers battus ! Embrasse-moi !
***
Une telle équipe canine prenant la pose sous l'arc-en-ciel ! Clin d'oeil symbolique qui m'a fait penser à toi, Félix, et t'écrire cette carte postale :
« Cher Félix. En voyage avec mes sept copines, tu me manques. J'ai eu envie de t'envoyer ce tableau étrange de ces huit stars canines, daltoniennes, bottées et bien rangées devant un camaïeu de murs mauves. L'arc-en-ciel a sept couleurs et il y a huit chiens : je suis la huitième, la plus petite avec les bottes roses. Je t'embrasse.
Béatrice. »
- Alors, Amour, qu'est-ce que tu attends pour m'embrasser ?
***
- Comme Lui ! Tu te souviens, Félix, comment Poétic-Héros nous a emmenés sur une autre planète ? Quel magie que ce court spectacle vivant inédit ! Pourtant je ne suis pas une grande fan de technologie mais là, la poésie était vraiment au rendez-vous ! Et cette mignonne petite scène ronde avec son plateau central tournant, sous un chapiteau hémisphérique ! Et lui, habillé en Superman, qui nous embarque dans son spectacle onirique avec ses parachutes chatoyants, sa montgolfière féérique, ses parapluies dansants. Et dans la lumière noire, l'animation stroboscopique au ralenti de la voûte céleste avec des milliers d'étoiles ! Je me souviens aussi de la musique planante de « The XX intro » en harmonie parfaite avec les rayons laser lents et poétiques. Nous étions en immersion dans un autre monde, dans un état second. Pourtant nous n'avions pas fumé ni picolé cette fois. Ah ! Quelle soirée !
Félix souriait aux anges. L'enthousiasme de Béatrice lui faisait revivre cette soirée inoubliée. Puis une idée lui vint.
- Tu sais, Amour, je te promets que nous y retournerons dès que possible ! Mais si, je te le dis, Poétic Héros est Corona-compatible, avec sa petite jauge et son camion ambulant magique qui se transforme en scène en un clic comme une tente igloo. C'est typiquement le spectacle vivant des jours d'après ! En attendant, embrasse-moi !
***
« Devant ce ciel et cette scène onirique, je rêve de toi, Félix qui est loin de moi. Je me souviens de la douceur magique de notre voyage en montgolfière au lever du soleil sur la Rance. Je me souviens aussi de notre voyage au Grand Canyon. C'était avant le Corona.
Cher Félix, je me languis de toi.
Béatrice »
- Amour, dit Félix, nous en avons fait des choses ensemble et ça fait un bail que ça dure, notre histoire pointillée. Embrasse- moi encore !
***
- Le jour d’après le déconfinement, ça promet ! Autant je rêve de vastes plages, de sentiers forestiers, autant je n'ai nulle envie de me retrouver à faire le trottoir en sortant d'une bouche de métro devant les échafaudages de Notre-Dame. Il nous faudra un peu de temps pour tenter une nouvelle virée à Paris en amoureux. Il va falloir inventer autre chose. Dis, Béatrice, mon Amour, quand m'emmèneras-tu à Vézelay ? Ca fait si longtemps que tu me le promets !
- Dès que Corona le permettra, Chéri, nous irons visiter l'Abbaye, dit Béatrice avant de déposer un baiser dans la main lavée de Félix.
***
Dans cette foule sentimentale qui a soif d'idéal, Béatrice se dit que Corona a vraiment mis son bazar. Ils ont des ballons mais n'arrivent plus à décoller ni à planer. Ces ballons sont du bidon, composition, consternation !
Mais le grand timonier très inspiré de notre navire de guerre gaulois a parlé ! Manches retroussées, échevelé, dans un discours exalté, il a invité les cultureux à inventer d'autres formes de culture.
Justement, Béatrice a une idée à lui proposer qui pourrait lui plaire. Elle en fait part à Félix aussitôt :
- Et si on relançait la mode des robes à crinoline ? Avec un rayon de un mètre la distanciation physique règlementaire serait assurée et plusieurs garçons pourraient aller se cacher sous les jupes des filles !
Félix a d'abord eu les yeux qui brillent puis, toute réflexion faite, il se dit d'abord qu’un seul garçon aurait plus de place, puisque la vie entière absorbé par cette affaire ce serait un nouveau jeu de dupes.
Il préfère Béatrice pas fière, en robe légère sur son escabeau en l'air. Seul inconvénient, elle le regarde de haut mais Félix est philosophe, il sait qu'on ne peut pas tout avoir.
- Amour, les robes à crinoline peut-être, mais ça n'est pas très pratique... et puis ça m'a donné une autre idée...
***
Méticuleusement, Félix et Béatrice avaient pris le temps d'observer ces acrobates aériens évoluant au ralenti en hauteur sur cette insolite forêts de mâts de cocagne. C'était plus une chorégraphie que la course populaire traditionnelle. Les mâts n'étaient pas enduits et l'ascension se devait avant tout d'être esthétique. Arrivés en haut, ils jouaient avec des accessoires, ils jonglaient, prenaient leur flûte ou leur tambourin, puis se drapaient dans des tissus. Ensuite, après les avoir torsadés, ils les utilisaient pour une descente lente en volute. Puis ils remontaient.
C'était un beau spectacle vivant de plein air et tout à fait Corona-compatible. Félix qui aime les acrobates avait proposé ce spectacle à Béatrice qui aime Félix. Alors ils y étaient allés ensemble, masqués, en se donnant la main. Il s'étaient confortablement installés chacun dans un relax, sans se lâcher la main.
C'était un spectacle vivant, pour amoureux de plein air, à petite jauge, des jours d'après.
***
Tendant la main ? Pas vraiment ! Et en plus c'est une main de cire, inerte, reliée à un mannequin de vitrine habillé en militaire. Ca pue la dictature, la mort.
C'est une installation de plasticien soutenu par le Pouvoir. Hier soir, Félix faisait partie d'un jury « Art et éducation populaire » réuni en vidéo-conférence. Ce projet culturel a été refusé à une large majorité. Encore heureux !
Il était tard quand la vidéoconférence s'est terminée et Béatrice était endormie. Félix a fait des cauchemars et ce matin, encore sous pression, il ouvre son ordinateur pour montrer à Béatrice l’installation refusée. Il ne fait aucun commentaire, se contentant d'observer Béatrice L'effet fut d'abord la sidération. Puis, toujours en silence, avec une expression de colère froide sur le visage, elle a ouvert son ordinateur et s'est mise à écrire d'un jet rapide pendant une heure.
- Voilà, dit-elle :
Footing mental matinal J 53
Ma pensée émerge enfin de la torpeur,
et se dégage d'un étrange bain de terreur
qui l'avait engloutie, anéantie,
instinct de survie.
Corona, tu nous a tous surpris,
les médecins ignoraient ta séméiologie,
« grippe saisonnière » ont-ils dit
et s'est répandue la pandémie.
Belle occasion se dit, sans s'émouvoir,
l'Appareil du Pouvoir !
et dans leur grande perversité
ses hommes de mains se sont agités.
Toi, Corona
tu ne penses pas
mais leur pensée guerrière
s'est saisie de toi : tu es devenu leur affaire.
« Nous leur enjoignons de confiner,
ainsi leur cerveau va ruminer,
et nous pourrons tout régenter »
se sont -ils aussitôt dit, en toute tranquillité.
Jouissance immédiate de la manipulation,
exercice de la soumission
au nom de notre protection.
Consternation !
Leurs mains ont fait de nous des objets,
nous sommes devenus les jouets,
les sex-toys de leur impatiente jouissance.
Ils ont déclaré l'Etat d'urgence !
Alors nous avons connu le printemps
du réveil des serpents,
du pouvoir rampant
qui se répand insidieusement.
Le manque manifeste
des masques, celui des indispensables tests
va justifier le tracking,
et de leurs drones les travellings.
Nous sommes surveillés,
verbalisés,
humiliés,
déshumanisés !
Mais leur langue a fourché
notre protection est devenue leur sécurité,
ils ne disent plus pouvoir mais capacité.
Ils se sont dévoilés, ils ont perdu leur crédibilité.
Ils nous ont menti sciemment,
ils ont soumis leurs experts savants,
ils ont osé maquiller leur incurie,
ils ont caché la pénurie.
Pénurie du flux tendu,
logique de profit sans issue,
hyperconsommation apoplectique
implique hôpital cachectique.
Ils nous ont intoxiqués
mais se sont démasqués
car ils ont fini par trébucher
et notre sens critique s'est enfin réveillé.
Nous sommes entrés en résistance
et, pour préserver nos existences,
nous avons ranimé nos consciences.
C'est la force de cette nouvelle expérience.
Nous avons commencé
à penser
au jour d'après,
serons-nous prêts ?
Béatrice.
***
Au premier plan, des adolescentes, de dos, blondes tressées, dressées, uniformisées en bleu-marine et blanc, qui se soumettent à la sortie culturelle de la classe de seconde de Sainte Marie l'Immaculée. Bonne éducation, bonnes familles, culture classique, conformité.
Béatrice a envie de leur dire : « Les filles, écoutez-moi, soyez belles mais surtout rebelles ! »
C'est la minute anti-patriarcale de Béatrice.
***
Il était bien tôt pour dire ce que cette fillette ferait de sa vie. Pour l'instant, cette enfant tonique est assez confiante pour pouvoir se tenir debout dans la seule main gauche de son père. On peut dire qu'elle est bien partie dans la vie. C'est déjà ça !
C'est la minute psycho-motrice de Félix.
***
C’est l’heure de soumettre le peuple masqué, terrorisé, incapable de penser. Belle occasion que ce Corona pour exercer le Pouvoir, écraser, contrôler, accorder des autorisations dérogatoires, réduire à l'obéissance stricte, infantiliser, empêcher d'exercer sa propre responsabilité, punir les contrevenants, interdire de jouir pour notre bien, piétiner les libertés et j'en passe, au nom de la sécurité.
Attention à la rébellion quand viendra l'heure des comptes !
C'est le quart d'heure anarcho-logique de Félix et Béatrice, en accord parfait sur ce sujet.
***
Elle a hésité.
Béatrice a joué, pour passer le temps, à faire ce puzzle de l'Europe en prenant les pièces retournées sur l'envers. C'est un puzzle néerlandais mais les pays et les villes sont néanmoins faciles à identifier. La règle du jeu qu'elle s'était fixée était que la dernière pièce retournée serait celle de la prochaine destination de son voyage à vélo. Pour la dernière pièce il n'y a plus à hésiter. Voilà, ce sera la Grande-Bretagne, celle du Brexit-Coroner. Elle devra attendre que la Brittany- Ferries reprenne la liaison Saint-Malo-Portsmouth. Maintenant, il lui reste à convaincre Félix de l'accompagner... Fastoche, entre le vélo et l'anglais, c'est dans les sacoches !
***
- Hein ? Qu'est-ce ? Félix, viens voir !
Une otarie qui se fait peur en se regardant dans un miroir ? Ou bien rit-elle aux éclats ? Ou bien montre-t-elle les dents à l'ennemi jumeau qu'elle voit en face d'elle ? En tout cas le but, une fois de plus, est de divertir les hommes qui s'ennuient.
Quand finiront ces spectacles absurdes, ces lieux d'enfermement et d'exhibition des animaux ? Si notre confinement pouvait nous faire réfléchir suffisamment pour mettre fin au leur, ce serait un progrès pour la planète. Le temps est venu de laisser les animaux retrouver leur milieu naturel. Corona nous l'a bien expliqué !
C'était le brin de fibre L214 de Béatrice.
***
C’est exaspérant ! Je n'y vois plus rien ou plutôt si, j'y vois triple.
Est-ce le triple sec ?
Cette lune est bizarre,
est-ce le pinard ?
J'y vois un cerf,
tiens, je me res-sers.
Ses paupières sont baissées
Ah ! On dirait que le niveau a baissé
Est-ce une lune triste ?
En tout cas surréaliste !
Quoique un peu tragique
elle a un côté poétique.
C'est une nuit sereine
Et la lune est bien pleine
comme l'était la bouteille !
Tiens j'ai sommeil.
Viens, Béatrice, toi ma douce ivresse,
mon amie de tendresse.
C'est le penchant alcoolo-poétique de Félix.
***
C’est décidé : après le déconfinement, je ne bois plus que de l'eau de mer, se dit ce Poséidon assis sur son rocher. Je suis fatigué. J'ai habillé les manches de mon trident de jolies bouteilles bleues. Les cyclopes ne seront pas contents mais tant pis. Je ne veux plus chevaucher mon char, je ne veux plus déclencher de tempêtes ni de tsunamis. Je me suis arrêté sur une plage de Sicile, je laisse ma barbe pousser et j'attends le chant des Sirènes pour aller jouer avec elles dans l'eau.
Félix se réveille de bonne humeur.
***
"Après ça l'Etat-major de la gendarmerie de l'air doit se farcir l'analyse des vidéos des super-drones. Drôle de monde pas drôle ! Ainsi un œil technologique surveille en stationnaire ce site stratégique un peu trop voyant (l'architecte était un artiste, erreur de casting). Pendant des heures il ne se passe rien, alors l'agent militaire s'assoupit. Mais la technologie a tout prévu, enfin, presque tout. Voici qu'un « bip » strident extrait brutalement notre homme de son sommeil ! Son œil aguerri repère aussitôt cet avion probablement espion qui vient d'agresser le champ de la caméra. Zoom immédiat sur l'OVNI ! C'est un avion supersonique silencieux maquillé en avion fantôme, il a déjà quitté le champ de la caméra. Le soldat de l'air refile l'info au drone stationnaire suivant et se rendort."
Félix, qui lit Ouest- France au petit déjeuner, montre l'article à Béatrice, et, inquiet, lui demande si elle pense que c'est de la science-fiction ou si c'est déjà le jour d'après et que rien n'aurait changé ?