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L'Atelier d'écriture de Villejean
31 mars 2020

Réanimation-maison / Dominique H.

Troisième semaine !

Félix, mon voisin, célibataire, veuf, divorcé, septuagénaire donc vulnérable est à sa troisième semaine de confinement et ça ne va pas fort. Moi je suis Bénédicte, sa voisine. Nous nous entendons bien et nos clôtures légères nous permettent de converser de jardin à jardin et de garder le lien ; parfois même il se laisse aller à quelques confidences. Je l'aime bien, mon voisin, même si chacun garde ses distances, surtout en ce moment. Mais je suis un peu inquiète : il m'évite visiblement depuis trois jours.

Il se morfond et tourne en rond dans sa maison. Voilà près de quarante ans qu'il habite dans ce pavillon de lotissement. C'est la scène de crime des deux tiers de sa vie ! Ah, si les murs pouvaient parler ! Ils en auraient à dire. Et les objets donc ! Les objets justement, parlons-en ! Quarante ans d'amoncellement ! Félix enrage d'être confronté et confiné au milieu de ces strates de barda et autres fatras, sans parler des fanfreluches et falbalas à l'étage dans les penderies des chambres de ses deux filles. Au début du confinement, il s'était senti plein d'énergie à la perspective de faire un grand ménage de printemps, une razzia des rossignols et autres ramasse-poussière. Il m'en avait parlé joyeusement. Pas de chance, les déchetteries sont confinées. Le confinement est vraiment contre lui. Sale virus ! L'humeur de Félix fait les montagnes russes.

Ce matin il a le moral dans les chaussettes. Pourtant avec ce prénom il devrait être heureux mais depuis le confinement tout va de travers. Déjà qu'il ne peut plus fréquenter le restaurant de ses copines, qu'en plus il se voit frustré des divertissements qui y étaient attachés, voilà qu'il est condamné à errer comme une âme en peine dans sa maison, à supporter le paysages des reliques de sa vie. Sa vie... Il voudrait ne pas y penser mais les souvenirs envasés remontent. Il a essayé de s'extraire de ce magma collant qui l'englue en allant dans son jardin écouter les oiseaux, mais c'est encore pire. Même en se concentrant avec application, la méditation en pleine conscience, loin de lui apporter la zénitude annoncée, ne marche pas chez lui. Au contraire, il déprime et je l'ai même vu écraser deux larmes en cachette.

Alors, il erre d'une pièce à l'autre comme du coq à l'âne, en traînant ses babouches et son vague à l'âme. Par moments, il remplit sans aucune méthode un grand sac en papier de vieilles revues, de boites à chaussures contenant de jolies petites boites vides conservées depuis des années. Heureusement Il y a encore un peu de place dans sa poubelle jaune et aussi dans la mienne que je lui ai proposé de partager.

1920-24 Dominique 5b58e67705be986e4889b4fb

Dans la chambre bleue qui sert un peu beaucoup de débarras, il a remarqué ce matin le vieux vélo d'appartement, 4000 Mg de la marque Domyos, cadeau de Noël de sa femme, voilà plus de trente ans. Quand sa femme l'a quitté, il a mis le vélo de côté, histoire de tourner la page. Il était arrivé que les petits enfants s'amusent avec. Il se souvient maintenant de la crise qu'il avait piquée le jour où ils avaient cassé la console branchée sur le guidon qui enregistrait les kilomètres, les calories, les RPM. Il ne vient pas souvent dans cette chambre et avait complètement oublié cet engin. Il se souvient maintenant que jadis il l'a pourtant utilisé assidument, surtout l'hiver pour préparer son cœur et ses mollets à la montée du col du Lautaret et de quelques autres. Eh oui, Félix en a grimpé des cols. C'était le bon temps. Même que dans leur groupe, les femmes les grimpaient aussi les cols. Elles y mettaient le temps bien sûr en passant le petit plateau et le grand pignon. Et le soir à l'étape, c'était la joyeuse ambiance avec la bande du Minotour. D'ailleurs sa belle bécane, un Bianchi, blanc, fringant, neuf kilos, est toujours suspendu dans le garage. Celui-là il ne le donnera pas au Secours populaire. Peut-être qu'un petit-fils s'y mettra. Ou peut-être lui, Félix, après le confinement. Quand le Coronavirus nous aura lâché la grappe.

Voici notre homme tout ragaillardi. Il pose son grand sac papier et entreprend de débarrasser le vélo-porte-manteaux des hardes et frusques diverses qui l'habillaient. Mais le transporter au rez-de-chaussée va être une autre paire de manches. Félix qui a retrouvé son énergie descend vite chercher sa boîte à outils et remonte les marches quatre à quatre. En quelques minutes, le vélo est désossé, guidon, cadre, selle, socle et se retrouve en pièces détachées en bas dans le salon. Pour réfléchir à l'endroit où l'installer, notre cycliste nostalgique, clique dans sa playlist sur « La vie en rose » de Souchon, (Foule sentimentale). Voilà, c'est décidé, il pédalera devant la baie vitrée grand-ouverte et face à l'écran plat. Il va pouvoir pédaler en se cultivant. Félix est de nouveau joyeux. Il va zigouiller le marasme, cesser d'être morose et mélancolique, se muscler les cuisses et les neurones, stimuler son système immunitaire ; il pressent que le confinement va pouvoir devenir intéressant. Il a enfourché sa monture ressuscitée, chante en même temps que Souchon et lui trouve un prénom : Yolanda.

Sitôt nommée, Yolanda va s'animer et lui parler, avec la voix de Yolande Moreau : 

AEV 1920-24 Doùminique le-plaisir-entre-les-jambes__nevsiw- Félix chéri, tu me comble ! Depuis des années j'attendais désespérément ce jour de félicité. J'ai très mal supporté que tu me mettes au rebut après ton divorce : comme si j'y étais pour quelque chose, moi ! Tu as alors fait de moi un bouc émissaire, tu m'a même frappée, oui, oui, pas de déni je t'en prie. Heureusement que ma carcasse est coriace, mais j'ai encore la trace sur mon flanc gauche de ton coup de godasse. Je ne suis pas rancunière et ce souvenir me fait même sourire. C'est vrai qu'entre nous deux, « tout le monde sait ça » dirait Mino , comme entre chaque cycliste et sa petite reine, c'est une relation à tendance S.-M. J'ose dire, n'en déplaise à certains accros, qu'il faut être un peu maso pour faire du vélo, avoue-le. Ah ! C'était la belle époque, celle des Deschiens, tu t'en souviens ? ».

Félix est abasourdi, estourbi, il a le tournis. Il a juste le temps de tomber sur le Poltronesofa jaune et noir. Il vérifie le tableau de bord de son corps, se pince : Aïe ! Il se touche le front : 37°. Il va se regarder dans le miroir : c'est bien lui, Félix. Seraient-ce des hallucinations ? Il en parlera peut-être à Bénédicte, sa voisine, psychiatre en retraite.

Mais voici que Yolanda l'interpelle et interrompt ses interrogations :

- D'ailleurs, Félix chéri, je te le dis gentiment, mais tu me dois réparation pour ces longues années d'abandon et la première des choses à faire pour que je m'envoie en l'air serait que tu me chevauches ardemment comme au bon vieux temps, souviens-t-en !».

Félix se surprend à répondre « OK, OK Yolanda ! On y va ! Juste le temps de me mettre en tenue, un peu de patience, ma belle, j'arrive ! ». Il grimpe direct dans la chambre bleue, ouvre le coffre à vélo, une vraie malle à trésor dont il sort son beau cuissard d'été à bretelles, turquoise, noir et jaune. Il dévale les marches et là, devant Yolanda, Félix, pressé d'enfiler sa tenue commence à se mettre nu et une idée pas saugrenue du tout lui vient de jouer le grand jeu : il prend le temps de lancer le « Boléro » de Ravel comme Bo Derek dans le film "Elle" (1979) puis commence à s'effeuiller lentement pour faire monter le désir à la manière du striptease dans le film « Full Monty » en 1997. Il s'y croit et, d'un geste qui se veut élégant, pas de danse et petit doigt relevé, il balance aux quatre coins du salon, sur le rythme de la musique, chemise, tee-shirt, pantalon et slip en dernier. Avant d'enfiler le sexy cuissard dans l'intimité de sa maison sans vis-à-vis,il s'autorise à onduler du bassin devant Yolanda imperturbable. Puis il ajuste le bas du vêtement de sport, et alors sa main droite plonge et retrouve instantanément le geste automatique du cycliste précautionneux qui sait prendre soin de ses roupettes et seulement après il ajuste les bretelles. 

Les préliminaires ont aidé Félix à se huiler les articulations et enfin arrive le moment de se mettre en selle, délicatement. Il est plein de prévenance pour Yolanda qu'il a enfourchée avec lenteur et langueur. C'est qu'elle n'a plus l'habitude elle non plus. Alors il reste un moment en danseuse, toujours sur le boléro de Ravel, puis se rapproche petit à petit de la selle. C'est une selle large et rembourrée, rien à voir avec la selle Italia, dure et profilée de son Bianchi. Yolanda est une bonne pâte et sa selle est moelleuse. Félix prend tout son temps pour s'ajuster doucement à l'anatomie de Yolanda au poil près. Il faut être cycliste pour saisir l'intensité délicieuse de cet instant suspendu. Et voilà que se déclenche le premier tour de pédales. C'est alors que sa monture émet un petit couinement que Félix, en spécialiste, reconnaît aussitôt : c'est la réponse physiologique de la résistance magnétique au démarrage et c'est la preuve d' une prise en main réussie.

AEV 1920-24 Dominique 0006__pd41t5

Et maintenant roule ma poule ! La baie vitrée est ouverte, le jardin est inondé de soleil, le boléro de Ravel s'est tu, les oiseaux chantent. Félix gère avec tact les vingt minutes d'échauffement recommandées, autant par souci de ses muscles un peu rouillés que pour les roulements à bille de Yolanda. Il tourne progressivement la molette de résistance d'un cran toutes les cinq minutes, et monte en RPM en résistant cependant à ses penchants S.M. (gare à l'infarctus, il n'a plus vingt ans !). Il est content de Yolanda elle suit bien le rythme et répond bien aux accélérations. En remerciement il lui caresse le guidon.

Ce sont des retrouvailles vraiment réussies, une lune de miel commence, la vie est de nouveau belle. Félix dirait presque merci au Coronavirus !

Un peu plus tard il vient me saluer avec la banane derrière le grillage.

1920-24 Dominiqueveloappartement

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24 mars 2020

Recettes confinées / Dominique H.

Après quelques jours de séparation contrainte par le confinement, Béatrice se languit de Félix mais ne veut pas le lui dire franchement. Alors elle entreprend par un biais culinaire de lui envoyer un message subliminal, espérant que Félix comprenne qu'elle avait le désir de confiner à deux. De bon matin, elle lui envoie ce mail avec en pièce jointe un texte de recettes confinées : 

Mon cher Félix, j'ai rêvé cette nuit que nous nous confinions ensemble et que nous partagions les plaisirs de la table. J'ai transcrit mon rêve ce matin et je te l'envoie sans plus attendre (tu es Chéri et Amour c'est moi). Bon appétit. Baisers confinés. 

Béatrice, ta vieille amoureuse.

Deuxième semaine de confinement !

C'est pas si  marrant  finalement,
même si confiner rime avec câliner,
bouquiner et surtout  cuisiner.
La bouffe devient une obsession,
avec une addiction à Marmiton.

- Dis, mon ange,
qu'est-ce qu'on mange ? »

- Je ne sais pas, mon amour,
cette semaine c'est ton tour !
Moi je m'occupe du vin
et je sors acheter le pain,
Ce n'est pas pour te déplaire,
mais j'ai besoin d'air !».
 
AEV 1920 23 Dominique crêpage de chignonLa vie à deux peut tourner à la patate
chaude, pas très délicate.
Comment casser la croûte
sans se crêper la choucroute
ou le chignon ?
 
Une idée serait de cuisiner aux  petits oignons.
Dans le journal ils disent bien  de faire attention
à ne pas hausser le ton
et, pour éviter de se prendre un gnon,
de rester  calme et mignon,
comme le filet,
pour continuer à boire du petit lait,
d'abandonner les injures  de  « poisson pourri »
pour retrouver  « bien sûr Mon Chéri »,
« comme tu voudras mon Amour ».
 
Nous avons abandonné nos prénoms
et c'est ainsi que nous nous nommons.
Nous évitons aussi la vache enragée,
pas recommandée aux encagés.
C'est déjà difficile  de se ravitailler
alors mieux vaut éviter de se chamailler. 

AEV 1920 23 Dominique vouvrayEt pour adoucir les meurs,
je propose à Chéri  un peu de liqueur,
cependant sans  abuser des nectars
pour qu'il ne tombe pas  dans le coltard
ni  finisse beurré comme un petit Lu
parce qu'alors rien n'irait  plus. 

Cette semaine, je m'occupe de l'accord vins-mets

ça me va bien, je m'y connais.
 
Déjà à l'apéro deux doigts de Vouvray
évidemment bien frais.
Après selon l'inspiration
de Chéri, le chef, j'ajusterai le flacon.
 
AEV 1920 23 Dominique sancerre_blanc-1485182913Ce soir c'est hareng – pomme de terre
alors ce sera du Sancerre.
Dimanche c'est gigot -haricot.
je servirai un Bordeaux.
Lundi Chéri annonce quiche loraine
alors Amour (c'est moi) proposera  un rouge léger de Touraine, 
dommage que cette semaine
pas de marché et donc pas de belle romaine
mais heureusement
en nous promenant  dans les champs
tout en respectant strictement
les règles du confinement
en nous limitant au périmètre
de un kilomètre
nous avons cueilli
du tendre pissenlit.
 
Chéri est très content
du confinement ;
Il me dit «  Ca roule,
ma poule »
notre organisation
est aux petits oignons,
nous parvenons à rester cool
et de concert on roucoule.
Nous découvrons un nouvel art de vivre
il nous faut bien survivre.
Alors continuons !
Mardi ce sera  filet mignon
et je sortirai  un Fronton.
Attention quand même : dans les bouteilles
c'est pas du jus de groseille
alors je modère la dose
pour éviter l'overdose ;
il ne faudrait pas qu'au lit
Chéri s'endorme sur le rôti,
ce seraient alors les carottes cuites, 
je veux dire «  trop cuites »  et  pas « cuite ».
 
Chéri me dit que je dérape
ok, Amour va lâcher la grappe,
surtout qu'à la radio ils disent de faire attention
aux diverses addictions...
 
AEV 1920 23 Dominique pomerol-clos-rene (1)L'alcool, c'en est une, est anxiolytique
mais il ne faudrait pas devenir alcoolique.
Donc nous sommes passés  à l'eau ferrugineuse
vertueuse, précieuse et finalement goûteuse.
C'est un bon accord avec le  gratin de nouilles
agrémenté de râpé de  fenouil.
Chéri varie les plaisirs , il est créatif
et vraiment imaginatif,
ainsi il associe  andouille
à la purée de citrouille.

Vraiment, de mon fauteuil,  je me gondole
à regarder  Chéri  qui rigole,
qui joue avec ses queues de casseroles
pour préparer ses ravioles.  
La semaine se termine
mais comme, toujours,  on confine,
nous allons changer de rôle :
pour moi, Amour, c'est moins drôle,
je vais  passer aux casseroles
pendant que Chéri choisira le  Pomerol.

17 mars 2020

Fin du monde ! / Dominique H.

Alors, je suis Félix le Breton, né le 12 janvier 1949, donc septuagénaire fragile, célibataire donc vulnérable, mon adresse est au 37 rue du Bono 35700 Rennes, quartier vert, propriétaire, retraité avec des revenus assurés donc privilégié.

1er Préambule : Consigne ouverte ou fermée ? Démesurément ouverte parce que autant de scénarios possibles que d'individus, vu que nous sommes tous concernés. Mais l'embarras du choix n'aide pas, il n'y a pas assez de contrainte, de même que sept jours c'est long et propice à la procrastination. Je préférais de loin le confinement de deux heures dans la salle Mélodie ! Alors pour commencer et retrouver l'ambiance de contestation rituelle du début de nos séances,  je vais reformuler la consigne à ma façon : « Racontez le confinement de qui vous voulez » , ou « imaginez le confinement de quelqu'un » (un homme, une femme, en ville, à la campagne, en Europe, en Afrique, en famille, en couple, seul, jeune ou âgé, en bonne santé ou malade, riche ou pauvre, dans 9 mètres carrés ou dans un pavillon avec jardin, en liberté ou déjà emprisonné, optimiste ou angoissé, ou dépressif, ou même violent). Quel vertige ! C'est trop pour mon cerveau confiné !

Je pense que me limiter à mon confinement va me suffire comme contrainte pour m'inspirer. En même temps ça fait documentaire sérieux. Je vais quand même faire un petit pas de côté en modifiant quelques détails : mon prénom, me vieillir d'un an, mon sexe (petit détail), déménager d'une rue, et, pour préserver ma santé mentale, prendre le parti pris d'une adaptation positive . Voyons si Félix va me faire décoller.

AEV 1920-22 Fin du monde ! - Dominique

2ème Préambule : Déjà, je commence par contester la consigne pour tenter de recréer l'ambiance de la MQV et aussi pour stimuler mon système immunitaire. Ce n'est pas vrai que c'est la fin du monde, ce n'est qu'une pandémie liée à un virus. L'agent responsable est un Corona virus. Il n'a rien avoir avec la bière mexicaine, c'est seulement qu'observés au microscope électronique ces virus présentent une jolie couronne. C'est un nom poétique pour un intrus microscopique. Celui qui nous occupe est justement sorti de son confinement animal habituel pour s'aventurer clandestinement chez l'homme. Il n'a pas respecté les gestes barrière et s'est affranchi de ses hôtes habituels pour passer… au-delà de la frontière des espèces. Mais l'homme n'a à s'en prendre qu'à lui-même , c'est lui qui a transgressé en chassant l'animal sauvage et en le consommant. C'est ainsi que ce migrant d'un nouveau genre est passé de la chauve-souris à l'homme via peut-être le pangolin, à la chair délicate, paraît-il. Voilà pour l'approche écolo-historique.

AEV 1920-22 Dominique grippe-espagnole-940x627

Le mot pandémie est la première marche d'adaptation mentale positive, il permet d'accepter le mot confinement qui prend tout son sens : gagner des vies, tout ça pour ça. Il y aura, c'est certain, des millions de morts. Il n'est que de se souvenir que la grippe dite espagnole de 1918-1919 a fait environ quarante millions de morts. Au premier janvier 2020, la population mondiale était d'environ 7,7 milliards, avec une augmentation annuelle de 80 millions de personnes. Il y aura donc des milliards de survivants, ce n'est donc pas la fin du monde. Une façon de voir le verre à moitié plein.

AEV 1920-22 Dominique météorite

Alors pour prendre du recul avec le confinement, je me prends à imaginer un scénario d'une vraie fin du monde annoncée : par exemple des astrophysiciens qui auraient repéré l'arrivée d'une énorme météorite se dirigeant vers la terre. Celle qui a provoqué la disparition des dinosaures il y a 65 millions d'années à Chicxulub au Mexique mesurait 14 km. Au début, l'éloignement du géocroiseur permettait encore d'espérer qu'une variation d'un millième de degré de sa trajectoire épargnerait notre planète et qu'il ne ferait que la frôler. Mais depuis le 23 mars on sait que l'objet céleste numéro 23320, dénommé Clémence par les savants (c'est l'année du C) est en approche de collision. Les derniers calculs de la NASA sont formels : la météorite va croiser l'orbite terrestre, pénétrer dans l'atmosphère et sera happée par le champ gravitationnel. Ce sera inéluctable, l'attraction terrestre étant irrésistible. La trajectoire rencontrera la Terre au niveau de l’Antarctique. Quand ? Au prochain équinoxe le 21 septembre 2020. Il va d'abord faire fondre toute la calotte glaciaire et le niveau des eaux va monter de cent mètres, inondant vingt-cinq pour cents des continents et noyant pour commencer cinquante pour cent de la population soit trois milliards huit cents million d' habitants. Clémence est très grosse : vingt-huit kilomètres de diamètre, soit deux fois plus que l’astéroïde de Chicxulub et donc neuf fois plus lourde. Elle se déplace à la vitesse de vingt kilomètres par seconde. En vertu de la loi physique E= mc2 , le cratère d'impact sera gigantesque, d'un diamètre de cinq cents kilomètres et d'une profondeur de cinquante kilomètres. La vague du tsunami fera 2500 m de haut et fera le tour de la terre, se propageant à tous les océans, noyant encore trois milliards d'habitants. Evidemment ces calculs ne pourront pas être contestés puisqu'il n'y aura pas de survivants. L'impact se communiquera aux plaques tectoniques qui, toutes, s'entrechoqueront, les volcans se réveilleront les uns après les autres sur tous les continents avec des raz de marée secondaires . Des incendies se déclencheront dans les forêts restant encore émergées. Une épaisse couche de cendres se répandra dans l’atmosphère, installant une nuit définitive puis une glaciation généralisée. Ceux qui n'auront pas été noyés seront incinérés ou congelés. L'espèce humaine comme toute vie sur Terre sera anéantie.

Vous l'avez compris, il est inutile de vous mettre à creuser votre petit abri anti-atomique perso rikiki. Non, il vous faut tout simplement trouver des vrais dérivatifs et le confinement est finalement un bon entraînement qui aide à prendre un peu de hauteur avant le tsunami mondial.

Félix (il entre enfin en scène !) l'a bien compris, mais ça devient de plus en plus difficile de jour en jour.

AEV 1920-22 Dominique fritz the cat

Mardi, J1, il a vraiment passé une bonne journée. Il faisait soleil, il a pris son vélo pour aller voir Béatrice sa copine préférée : vingt-trois kilomètres aller-retour. Elle avait eu en plus la délicate attention de l'inviter à déjeuner et il savait qu'en digestif ils s'offriraient une sieste coquine. Bien sûr il s'était muni de son attestation de déplacement dérogatoire. Il a hésité pour choisir la bonne case. Il a même pensé cocher les quatre dernières cases. La deuxième est un peu discutable parce que les prestations de Béatrice ne sont pas tarifées. La troisième convient : santé sexuelle. La quatrième convient aussi : il est une personne vulnérable (septuagénaire) qui se déplace pour un motif impérieux vers une personne qui va l'assister, le nourrir. La cinquième est incontestable : activité physique.

Mercredi, J2, il a pu appliquer le même programme tout en pressentant que cette belle vie n'allait pas durer.

Pour jeudi J 3 il a alors commencé à assurer ses arrières et a envoyé vers midi par WhatsApp une vidéo à Julie avec juste un subtil message subliminal érotique. Il lui fallait être délicat, ça faisait des mois qu'il ne lui avait pas donné de nouvelles et il ne voulait surtout pas qu'elle subodore qu'elle était un plan B. Elle avait l'avantage d'habiter à trois cents mètres de chez lui et puis il avait quand même de bons souvenirs avec elle. Par contre il passerait prendre deux pizzas au centre commercial parce que Julie n'est pas ce qu'on peut appeler un cordon bleu. Le couvre-feu ne fait que couver pour l'instant et le dîner aux chandelles est encore permis . Et avec une bouteille de rosé de Provence, l'affaire sera faite. Là, pour l'attestation, il ne s'est pas compliqué la vie, il a rempli la cinquième case : deux fois trois cents mètres de marche rapide.

AEV 1920 22 Dominique biocoopscarabee_biocoop_03527800_104629454

Vendredi, J4, ne pouvant compter sur Julie pour s'alimenter, il s'est organisé pour ses courses et bien que rentré tard de chez Julie, il est parti dès neuf heures chez les petits producteurs à 5 km de chez lui. Le magasin était ouvert depuis cinq minutes quand il s'est garé et il y avait déjà une queue de vingt-cinq personnes. Alors Félix a mis son i-phone sur silencieux avant d'activer son appli Duolingo et a fait de l'italien pendant une heure. Le temps a passé vite. Il a quand même eu un moment un peu difficile. C'est là qu'il prend son cidre bio et comme il n'avait pas l'intention de revenir de sitôt il allait devoir sortir ses deux cartons de six bouteilles vides devant tout le monde et surtout la pharmacienne en retraite. Il lui a fait un joli sourire distancié mais s'est senti un peu honteux. La suite du circuit était la bio-coop de Saint Grégoire, même scénario, une queue de vingt-cinq bo-bios bien disciplinés. Re-cours d'italien mais cette fois pendant une heure et-demie. C'est bien organisé, une employée souriante règle aimablement le flux (ou la jauge). Cependant un autre employé, un cadre apparemment, vient scotcher trois fois la même affiche répartie sur les cinquante mètres de queue. Félix finit par réussir à lire le message « Merci de rester courtois avec le personnel et avec les autres clients ». Il regarde ses voisins bien propres sur eux qui patientent calmement au soleil. Que se passe-t-il à l'intérieur du magasin ? Est-ce la foire d'empoigne pour s'arracher le dernier paquet de pâtes ? Voilà que Félix se sent contaminé par la fébrilité de la pénurie. Lui il vient d'habitude les mardi et vendredi matins chercher son pain préféré et aujourd'hui il compte bien en prendre le double pour une semaine entière. Dès son entrée dans le magasin il se dirigera en premier vers le rayon pain. Voilà c'est son tour. Il commence par montrer patte blanche avec le nouveau rituel «merci de vous désinfecter les mains avant d'entrer». Comme prévu, il va droit au rayon pain : ouf , il y en a autant que la semaine dernière. Il rentre chez lui fatigué, il est midi.
Cet après-midi, sieste, lecture et écriture.

Et puis demain samedi J5, Julie.

Tiens , depuis quatre jours, Félix n'a pas eu le temps de penser à la fin du monde !

14 mars 2020

Ran-DO-fête - pirouette – cacahuètes / Dominique H.

AEV 1920-22 bis Dominique H

Eh oui ! La courbe exponentielle 
devient actuelle ! 
Cette affaire s'accélère !
Il nous faut faire les gestes-barrière 
et, pour tous, la priorité 
devient la santé.

Alors de fête la ranDO
du printemps devient ranDOmots,
une forme de balade philosophique,
de flânerie poétique.
La logistique avait-elle prévu
l'inattendu ?

Grâce à ce petit virus
Qui attaque l'homo oeconomicus
Un néo-libéral
Se découvre brutalement social,
critique la mondialisation,
vante les re-localisations,
l'Etat-providence
qui atténue les souffrances,
organise les solidarités,
rétablit les priorités !

Est-ce un virus anti-capitaliste,
écologiste ?
En ce temps d'épidémie,
Déjà le ciel de Milan s'est éclairci
et moi qui me sentais encore juvénile
me voici caractérisée de fragile !
Admettre sa vulnérabilité
tout en préservant sa santé :
une forme d' exercice mental
soutenu par l'élan vital,

opportunité d'un grand décrassage
qui pourrait nous rendre plus sages :
le temps serait venu d'hiberner,
se câliner, bouquiner
moins consommer et réfléchir
à l'avenir.

18 juin 2019

Raoule , la petite poule trans, toujours contente

Je m'appelle Raoule
et je suis une poule.

AEV 1819-32 poule 3

A vrai dire je suis une poule trans,
j'ai rajouté un e à mon prénom de naissance
et depuis que je ne suis plus un coq
je suis toujours contente.

D'abord c'est moins fatigant d'être une poule.
Déjà, pas besoin, comme le coq,
de se lever aux aurores.
Pas de rang à tenir,
plus besoin de se pavaner,
pas besoin d'avoir l'air intelligent,
pas besoin de pérorer,
simplement déambuler,
caqueter, picorer,
simplement pondre un œuf
certains jours.

J'ai trouvé ma liberté.
C'est vraiment plus cool
d'être une poule
et depuis quelques années
le vent a tourné,
l'époque
n'est plus aux coqs :
des voisins incommodés
les font condamner.

Les poules au contraire sont très tendanceAEV 1819-32 poule 2
elles auraient même une intelligence,
surtout la poule de collection.
Moi je suis une Coucou rustique
mais ma copine est une Padoue très chic.
Pour nous faire cohabiter
nous sommes vaporisées
de la même essence parfumée
qui nous intègre à la communauté.
La nouvelle arrivée, d'étrangère,
devient familière,
c'est presque la paix assurée
au poulailler.
Nos habitations sont fonctionnelles
propres et coquettes
grâce au zéro déchet.
Notre alimentation est variée,
équilibrée,
nous participons à l'écosystème,
nous sommes devenues des petites reines
citoyennes.


Tu comprends maintenant
pourquoi je suis contente
d'être une poule trans ?

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18 juin 2019

Léon le caméléon toujours grognon / Dominique H.

AEV 1819-32 cameleon 1

Léon le caméléon 
est toujours ronchon.

Déjà il ne voulait pas être un caméléon
et en plus il déteste son prénom. 
Parce que, évidemment, on l'a appelé Léon.

Et puis ça le rend irascible
d'être invisible.
Il aimerait tant être rouge dans un arbre vert
ou bleu turquoise sur la terre
ou jaune citron dans les airs
mais plus il est grognon
et plus il est marron.
C'est un drame pour ce dragueur
qui voudrait chatoyer de couleurs,
qui, au lieu de passer inaperçu,
préférerait être un m'as-tu-vu.

Le second drame de ce reptile
est sa langue protractile :
elle se déclenche à toute vapeur
comme un ressort sauteur
et le pompon c'est qu'elle est collante,
gluante ;
alors comment oser
un baiser
sans craindre de rester à jamais collé
à l'être aimé ?
Certes il aspire à convoler
mais certainement pas à fusionner :
il tient trop à sa liberté.
Il ne veut pas non plus se mutiler
et se retrouver la langue coupée, 
à ne plus pouvoir parler.


AEV 1819-32 cameleon 2Comment savoir sans essayer ?
Surtout qu'il a repéré
sur le baobab d'à côté
une caméléonne discrète
qui l'observe en cachette
il sent pour elle un attrait
et se dit qu' il lui plaît.
Secrètement il l'a nommée
Dulcinée.

Comment établir le contact
avec cette créature délicate ?
Il en perd le sommeil,
auprès du psy prend conseil
pour garder son assurance
et le goût de l'existence
mais pas de recette miracle. 
Alors ? Consulter les oracles ?

Soudain l'ouragan se lève
et vient balayer ses rêves
il s'accroche à la ramure
pour résister à la tempête qui dure.
Oubliée Dulcinée !
Il faut survivre, s'accrocher.
Une rafale plus violente
le transforme en soucoupe volante ;
le voilà qui atterrit
tout étourdi
dans une touffe d'herbe verte
contre une créature inerte.

AEV 1819-32cameleon-seducteurIl reconnaît Dulcinée :
elle est grise et inanimée.
Léon instantanément se colore
et même se multicolore ;
ses doigts zygodactyles
se font doux et habiles
et caressent Dulcinée
jusqu'à la réanimer.
elle ouvre son œil protubérant
et reconnaît son soupirant.
Elle revit, lui sourit
et lui aussi.

C'est la fin de la tempête
ils ont le cœur en fête
ils grimpent dans leur baobab préféré
pour y mêler leurs destinées
et grâce à Dulcinée
Léon ne sera plus grognon
ni ronchon ni marron !

6 mars 2019

L'Horizon / Dominique H.

AEV1819-20 patrick-modiano-lhorizonDepuis quelques temps Bosmans pensait à certains épisodes de sa jeunesse , des épisodes sans suite, coupés net, des visages sans noms, des rencontres fugitives. Les paysages aussi se mêlaient, ceux de Berlin et ceux de Paris. Un visage de femme revenait souvent, celui d'un amour de jeunesse justement.Il l'avait rencontrée à Berlin, l'espace d'un été, dans une librairie. Elle feuilletait un roman de George Sand. Etonné, il avait osé l'aborder, ou peut-être était-ce son physique de sylphide qui l'avait attiré. Elle était svelte, élancée, gracieuse, presque irréelle avec son visage aux traits fins.

Elle parlait bien le français. Elle l'avait suivi à Paris la fin de l'été mais leur idylle n'avait pas duré. Depuis il papillonnait de blondes anorexiques à d'autres blondes éthérées, à la recherche de son amour de rêve. L'an dernier il avait cru l'avoir retrouvé.

Le premier soir où Bosmans était venu la chercher à la sortie des bureaux, elle lui avait fait un signe du bras dans le flot de ceux qui passaient sous le porche.

Pendant plusieurs mois ils se sont retrouvés ainsi à la sortie des bureaux pour aller boire un verre à une terrasse, traîner dans une librairie ou aller au cinéma. Il restait parfois dormir chez elle. Avec le temps les désirs se sont dilués.

Avec le temps... L'autre jour, il suivait la rue de Seine.

Ses souvenirs se mêlaient. Il s'est cru à Berlin avec la femme de sa jeunesse. Avec elle il avait aussi marché dans Paris.Il rêvait d'elle encore la nuit.

Quelqu'un lui avait chuchoté une phrase dans son sommeil : "Lointain Auteuil, quartier charmant de mes grandes tristesses" et il la nota dans son carnet, sachant bien que certains mots que l'on entend en rêve et qui vous frappent et que vous vous promettez de retenir vous échappent au réveil ou bien n'ont plus aucun sens.

AEV1819-20 patrick-modiano-lhorizon-L-UOoBKUPendant des mois, il a traîné sa mélancolie dans les rues, le jour dans la brume de l'hiver, la nuit à la lumière blafarde des lampadaires.

Au lycée où il enseignait la littérature, il s'était lié à un collègue, le professeur Frene. Le professeur l'impressionnait un peu, il enseignait à l'université.
Il était venu dans l'appartement du professeur Ferne quelques vendredis soirs, le seul jour de la semaine où le professeur et sa femme sortaient jusqu'à minuit et où Margaret gardait les deux enfants.

Il accompagnait le couple le plus souvent au théâtre, mais leurs relations gardaient une distance certaine, se limitant à des conversations d'experts.
Une nuit, à leur retour, le professeur et sa femme lui avaient paru plus accessibles que les autres fois. Margaret n'était pas non plus pressée de repartir ce soir-là, et une conversation plus légère s'était installée entre eux quatre, autour d'un bon porto. Bosmans avait déjà remarqué Margaret, sa blondeur, sa grâce discrète. Elle faisait des études de littératures comparées et c'était une étudiante du professeur Ferne. Naturellement Bosmans raccompagna Margaret et c'est en marchant la nuit dans les rues de Paris que leur histoire commença. Margaret avait un côté réel que les femmes d'avant n'avaient jamais eu. Elle était bretonne. Ils faisaient des projets, cherchaient un appartement. Mais cette fois encore son amour lui échappa ou il ne sut le retenir.

Leur relation était fusionnelle, un peu trop au goût de Margaret. Lorsque l'été arriva , elle lui annonça que le lendemain elle partait pour deux semaines à la montagne, "pour respirer le grand air," ajouta-t-elle. Il sentit que sa décision était prise et qu'il n'y pouvait rien. Il se consola en flânant dans les rues de Paris déserté. L'air du soir était doux et il était presque apaisé quand il alla la chercher au train.

Elle était arrivée à la gare de Lyon vers sept heures du soir.

Mais elle était accompagnée. Un homme la tenait fermement par le bras, elle portait des lunettes de soleil. Il l'interpela « Margaret ! » lui saisissant l'autre bras, mais elle se dégagea en disant : « Mais enfin Monsieur ! ». L'homme, également lunettes noires et chapeau , très chic, rajouta vivement « Vous faîtes erreur Monsieur,ma femme ne s'appelle pas Margaret ! ». Le couple s'éloigna d'un bon pas.

Bosmans resta sidéré. Une fois de plus il laissait son amour le quitter sans protester. Il continua à marcher la nuit dans Paris pour aussi échapper à un rêve récurrent qui le torturait : Une fille marchait devant Bosmans, en poussant une voiture d'enfant, et elle avait la même silhouette que Margaret.

Bosmans revoyait le professeur Ferne au lycée, mais, aussi bien l'un que l'autre, ils évitaient de parler de Margaret. Un autre collègue, professeur d'allemand, avait aussi connu Margaret chez le couple Ferne : André Pontrel. Bosmans, en traînant son spleen dans les rues de Paris, avait fini par rencontrer une nouvelle jolie blonde un peu écervelée. Il avait évité de la présenter à ses collègues, la conversation avec elle étant sans issue. Cependant les chemins se croisent et des deux collègues ce fut André Pontrel qu'ils rencontrèrent en premier.

AEV1819-20 patrick-modiano-lhorizon 3 jean HarlowPontrel était moins discret que Ferne et, la conversation à peine commencée, Pontrel lui apprit le plus naturellement du monde qu'il avait croisé Margaret poussant un landau !

Ce jour là marqua pour Bosmans la fin de quelque chose. Il prit un rendez-vous avec une psychanalyste mais, bien qu’elle soit mince et blonde, après deux séances d'élocution difficile, il renonça à comprendre le mécanisme de la répétition de ses amours de blondes et de ses renoncements aussi faciles. Il partit à Berlin.

C'était l'été à Berlin.
Il traîna dans les rues de Berlin et retrouva sa libraire préférée, mince et blonde.
Rod Miller lui avait dit qu'elle laissait la librairie ouverte très tard.

2 octobre 2018

Les prénoms de la Maison de quartier de Villejean / Dominique H.

AEV 1819-04 Dominique affichepcm2En 1975, j’habitais à Villejean depuis six ans. Et je peux vous dire que c’était alors un fief du Marxisme-Léninisme-Maoïsme. Mes voisins en étaient. Du moins nous le suspections parce que c’était secret. Ils étaient dans la clandestinité. Le jour ils ne laissaient rien paraître mais la nuit ils s’agitaient. Rien de plus normal puisqu’une partie de leur activité était l’agitation politique.

Clandestins ! Quel destin ! Se rendre à sa réunion de cellule en arborant un air très naturel ! Les sympathisants qui prêtaient leur appartement étaient priés de déserter au moins trente minutes avant l’heure de la réunion. Il n’eût pas fallu qu’ils croisassent, en sortant, les vrais militants.

Un jour j’eus l’honneur de passer du stade de sympathisante serviable à celui de militante responsable.

La nuit de mon intronisation le chef de la cellule me demanda de choisir mon nom de guerre. Sur le calendrier, ce jour-là, c’était Mandoline. Ca m’a bien plu. C’était moins austère qu’Ursule qui rimait pourtant avec cellule. Mandoline au moins ça rimait avec « clandestine » et aussi avec « coquine ».

AEV 1819-04 Dominique Mandoline

Pendant nos réunions très sérieuses, nous échafaudions des stratégies de propagande pour nous lier aux masses. Dans la journée nous avions le devoir politique d’être des travailleurs sérieux, d’apprendre au peuple à oser s’exprimer, par exemple, dans les syndicats.

AEV 1819-04 Dominique Clarté rouge

Un des mots d’ordres préférés de notre patron, Gaston, était : « La parole est à celui qui la prend ». Ca c’était vrai le jour, sur notre lieu de travail. Mais lors des réunions de cellule, c’était autre chose. Il fallait vraiment avoir quelque chose d’important à dire sinon Gaston intervenait sèchement en disant : « Si ta parole n’est pas plus belle que le silence, ferme-la ! ».

Evidemment les voisins qui en étaient ne soupçonnaient pas que j’en fusse aussi, les cellules étant parfaitement étanches. C’était une vie austère, très austère. Alors il fallait bien survivre. Nous avions pour cela des stratégies de noyautage et chaque cellule, du moment qu’elle restait fidèle à la ligne, pouvait faire preuve d’imagination.

Alors un soir Gaston annonça l’ordre du jour : « infiltration de la toute nouvelle Maison de quartier de Villejean ». C’était important de contrôler la culture du peuple. L’un de nous, tout frais émoulu de la pépinière maoïste de l’IRTS, avait postulé à la direction de la Maison de quartier et bingo il avait décroché le poste. Son nom de guerre était Fiacre mais évidemment personne ne le savait et dans le civil il s’appelait Jean-Pierre comme tout le monde.

Un jour, bien après, quand l’organisation fut dissoute, il nous raconta que, comme plusieurs militants, il avait fait ses classes au petit séminaire, et même au grand, et que le saint de sa paroisse de centre Bretagne était Saint-Fiacre. Fiacre-Jean-Pierre avait quand même besoin de rigoler pour compenser le sérieux de sa mission. Il eut alors une idée qui le faisait rire clandestinement. Eh oui, il ne pouvait pas expliquer ce que ça avait de drôle puisque c’était strictement interdit de dévoiler le moindre secret de la vie clandestine.

Au premier Conseil d’Administration de la Maison de quartier, Jean-Pierre-Fiacre endossa très sérieusement son habit de directeur. Il proposa comme idée consensuelle – il faut ménager la susceptibilité du peuple – de prendre au hasard, sur le calendrier, des prénoms pour désigner les salles. « Ca donnera une note joyeuse et poétique à ce quartier à l’architecture quelque peu carrée et qui en aurait bien besoin ! ».

AEV 1819-04 Dominique Fiacre

Il avait bien préparé sa réunion et puis annoncé d’un air très naturel :

- Je propose par exemple Mandoline le 3 février puis Gaston le 7 mars puis Fiacre le 22 mars puis Auguste le 1er août, Rosalie le 3 septembre, Marius le 25 septembre et Achille le 13 décembre.

Au fur et à mesure qu’il prononçait les prénoms un observateur averti aurait pu détecter un soupçon d’étonnement, d’amusement, de stupeur chez certains membres du C.A. Evidemment, en tant que noyauteurs disciplinés, les six membres de la cellule s’étaient présentés très naturellement au CA, l’un comme jouer de volley, l’autre comme cinéphile, le troisième comme saxophoniste, la quatrième comme prof de yoga, le cinquième comme animateur d’atelier d’écriture, et la sixième comme comédienne.

Le comble c’est qu’ils n’ont même pas pu pas piquer un fou-rire à six puisque tout ceci devait rester clandestin ! Ce soir-là, en rentrant du C.A. j’ai eu comme un déclic. J’ai pris mes claques et mes cliques : j’ai défroqué !

AEV 1819-04 Dominique salles

6 juin 2018

Grimper aux rideaux / Dominique H.

Depuis peu je fréquente un cours de permaculture. J'ai sur le compostage un point de vue presque philosophique : ne pas gaspiller, transformer ou, comme dirait Ernest, un des élèves du cours, « manger en hachis les restes du gigot ».

Ernest est très sympathique mais encore plus atypique et pas du tout conforme. Son physique déjà est pour le moins singulier avec sa bouille assez ravagée, mi-Gainsbourg mi-Pierre Perret et surtout ses tatouages à faire cascader la vertu . Et que dire de son langage fleuri ! Il prend un malin plaisir à effaroucher Isabelle et Bénédicte, deux bobos-écolos b.c.b.g. La permaculture est très tendance...

Dans l'appentis de jardin où nous déposons notre tenue de ville pour revêtir nos fripes de travail, il s'amuse à provoquer, à les provoquer :

- Ah Isabelle, ce n'est pas encore aujourd'hui que tu verras mon scoubidou de sous-officier de réserve !

La semaine dernière c'était Bénédicte qui était sur le grill :

- Si tu veux , ma belle, en rentrant par le petit chemin, je pourrai te faire résonner ma petite guitare cachée !

Entre ces trois-là c'est vraiment un choc permanent de culture ! Elles essaient de ne pas perdre contenance, parfois de faire leurs yeux de carpes pâmées ou, le plus souvent, de jouer les indifférentes. Mais je les soupçonne de n'en perdre aucune miette et d'aller consulter le dictionnaire en rentrant pour découvrir le sens caché de certains mots.

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Quand il s'est présenté au premier cours, Ernest nous a mis d'emblée au parfum. Pour expliquer son attrait pour la permaculture, il nous a dit que sa vraie motivation était d'améliorer sa santé. Il prenait de l'âge et avait décidé de se ressaisir et de mener désormais une vie saine. Il était inquiet pour sa santé :

- Dimanche dernier, comme d'habitude, avec Lulu, ma régulière, nous avons pris le café du pauvre et je me suis endormi sur le rôti. Un vrai choc au réveil, c'était la première fois que je passais du B dur au bémol avec Lulu, la honte ! Alors j'ai décidé de passer du sport en chambre au vélo et au jardinage pour faire de nouveau voler mon dragon.

Nous sommes six au cours de permaculture et Ernest nous fait bien rigoler, mes deux copines et moi. Mais certains jours c'est un peu trop, il faudrait l'arrêter, et puis on est là pour jardiner.

Aujourd'hui c'est décidé nous allons le couper, je veux dire l'interrompre, pour prendre nous aussi la main ! Il commence son numéro comme de coutume :

- Je n'ai pas dormi de la nuit ! Hier soir Lulu avait un frelon dans le module je ne vous dis pas ! Et...

- Pause, Ernest ! Ca suffit tes expressions à la mords-moi le nœud ! Tu vas nous faire une explication de texte, s'il te plaît !

- OK, alors, autrement dit, comme Lulu avait le feu aux fesses, je lui ai déballé le Mon chéri, puis elle a commencé à chanter Ramona pour finir en criant "Maman !".  Voilà, c'est plus clair ?

Incorrigible Ernest ! Nous en avons eu pour notre argent. Pendant ce temps Bénédicte et Isabelle désherbaient frénétiquement sans oser lever les yeux.

28 novembre 2017

Douze femmes en colère / Dominique H

AEV 1718-10 acupuncteurL'esthéticienne de mon quartier est quelque peu farfelue. Sa dernière trouvaille a été de s'accoquiner avec un acupuncteur tout aussi déjanté qu'elle. C'est une association loufoque mais pas du tout désorganisée, bien au contraire.

Que vient faire un acupuncteur dans un salon de beauté ? Et quel acupuncteur ! C'est un petit homme asiatique grassouillet qui sourit en permanence. Il n'est vêtu que d'un caleçon en soie rouge, assorti au kimono de l'esthéticienne et de son employée. L'homme est à moitié chauve, seule une maigre natte noire lui caresse le dos.

L'ambiance du salon de beauté est raffinée comme il se doit : musique planante, lumière douce de lampes orientales, volutes de bâtons d'encens, bougies, thé vert au miel, sofas et méridiennes accueillantes.

AEV 1718-10 concombreCe binôme de choc sait prendre ses clientes en main : la séance commence classiquement par un massage doux du visage pour activer la circulation, puis un masque au concombre pour relaxer, puis un rinçage à la glace pilée pour raffermir les chairs.

Notre duo a le sens des affaires et c'est alors sur une cliente déjà détendue que leur concept révolutionnaire va s'appliquer.

Notre petit homme s'approche du visage de la première cliente et de ses doigts boudinés mais néanmoins agiles, en un geste précis et transfixiant, il enfonce délicatement sa fine aiguille dans le lobe de l'oreille gauche. Pas de réaction, l'intervention est parfaitement indolore. Il glisse silencieusement, tout sourire, d'une femme à l'autre et renouvelle le miracle.

Il s'agit bien d'un miracle : l'aiguille magique paralyse les muscles superficiels de la face, comme le ferait la toxine botulique : les traits se lissent, l'ovale du visage devient net, les rides disparaissent, l'expression est zen, et la cliente rajeunie est ravie.

Elle ressort de la cabine rhabillée et radieuse et rejoint à la caisse l'esthéticienne qui lui a préparé un coffret de produits de beauté « d'entretien » : crème de jour aux nanoparticules de collagène et huile magique à l'acide hyaluronique pour la nuit. Tout en flattant la cliente sur l'éclat de sa beauté, la patronne des lieux glisse avec délectation la carte bancaire dans la machine. La patiente, sur un petit nuage, fait son code sans réfléchir à l'addition, elle fera ses comptes plus tard.

L'esthéticienne a elle son tiroir-caisse bien en tête. Les affaires marchent, la clientèle est en pleine expansion et le banquier l'a récemment félicitée.

Justement, encore un appel, certainement pour une prise de rendez-vous. Tout sourire elle décroche, mais après quelques secondes ses traits se figent et elle raccroche brusquement. Les clientes alanguies ne semblent pas réaliser son trouble. Elle se ressaisit et revêt immédiatement son masque souriant.

L'acupuncteur, tout en ayant perçu le malaise, a poursuivi, imperturbable, son ballet silencieux et la ronde de ses aiguilles. Mais ils se sentent tous les deux en sursis, et pour cause !

La supercherie des deux acolytes fonctionne encore mais pour combien de temps ?

Eh oui, contrairement à la promesse de résultat durable, la cure de jouvence est de courte durée : une petite semaine, juste le temps d'y croire. Petit à petit, l'effet de la séance d'acupuncture s'estompe et malgré l'application soigneuse et docile des onguents miraculeux, de nouveau les rides se creusent, les traits se flétrissent. Bien sûr l'idée ruineuse d'une séance hebdomadaire vient à l'esprit de quelques clientes, les plus riches. Les autres partagent leur amertume de s'être fait avoir et petit à petit fomentent leur revanche.

 

AEV 1718-10 gendarme

Soudain, un gendarme pénètre dans le salon de beauté, probablement pour demander un renseignement... Des clientes, un peu étonnées, se redressent en réajustant soigneusement leur peignoir, le gendarme leur sourit et d'un geste apaisant les invite à se rallonger.

Le motif de son irruption est tout autre : « Madame, Monsieur, je vais vous demander de me suivre au commissariat. Vous venez de recevoir un coup de téléphone anonyme. Il a été envoyé du poste de police par la meneuse d'un groupe de douze femmes en colère qui portent plainte contre vous deux pour escroquerie ».

Veuillez me suivre s'il vous plait. »

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L'Atelier d'écriture de Villejean
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