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L'Atelier d'écriture de Villejean
5 octobre 2021

Psychanalyse de Fabrice Luchini / Dominique H.

Chez le même psychanalyste parisien.

- Eh bien, dites donc, il semble que la psychanalyse soit une activité des plus lucratives ! Mais je juge peut-être un peu trop vite. Ce pourrait être aussi la fortune personnelle de votre épouse qui vous autorise ce luxe ? Excusez-moi, je m'égare. Mais dans ma première vie j'étais garçon coiffeur, mes fins de mois étaient difficiles. Alors comprenez que pour moi le luxe c'est ÉNORME ! ÉNORME, entendez-le bien dans son sens premier, étymologique «  en dehors des normes ». Est-ce bien normal de pouvoir vivre dans un tel luxe ? Toujours est-il que c'est ÉNORME d'en-faire une telle ostentation !

Je m'égare, je ne vous ai pas encore fait part de mon motif de consultation. Mais avec votre placidité face à mes provocations ÉNORMES, vous m'inspirez confiance. J'y viens, je vais vous le dire, mais je vous préviens, c'est ÉNORME !

Alors voilà, dans ma jeunesse j'ai été souffre-douleur. Le milieu de la coiffure n'est pas tendre vous savez, mais non, vous ne le savez pas. Et pourtant je ne suis pas homosexuel. Je ne vous apprends rien en vous disant que les hommes gays sont moqués et maltraités dans les salons de coiffure.

Moi, c'était autre chose. Ce qui agaçait mes collègues et les clientes c'était ma diction : je l'ouvre trop, je n'ai pas de cheveux sur la langue, bref j' ar-ti-cu-le ! C'est ainsi depuis que je suis petit, depuis les récitations de l'école primaire, et c'est devenu ÉNORME, constitutif de ma personne. Dans le vestiaire après la journée de travail au salon de coiffure, je me lâchais et en me rhabillant, je déclamais avec application «  La cigale et la fourmi », «  Le lion et le rat », en détachant bien les mots jusqu'à l'inévitable «  boucle-la ou je te rase ! ».

Cette élocution particulière m'échappe, je ne la maîtrise pas. Et surtout elle devient envahissante quand quelque chose m'irrite. Je me souviens que la situation typiquement insupportable pour moi quand je travaillais dans un salon était d'avoir à coiffer une bourgeoise couverte de bijoux, parfumée de Shalimar, étalant éhontément ses relations, ses voyages... J'essayais de me contrôler en me taisant, puis ma tension interne montait, je me retenais pour ne pas lui raser à la tondeuse une allée propre et nette au milieu du crane. Je parvenais à me calmer en déclamant intérieurement la fable de la Fontaine qui me soulageait le plus en la circonstance« Le savetier et le financier ». Je retrouvais alors mon calme, je pouvais de nouveau sourire à la cliente, abonder dans son sens et même de lui faire d'ÉNORMES compliments. Evidemment je recevais d'ÉNORMES pourboires, ce qui déclenchait une ÉNORME jalousie chez mes collègues.


Un jour, face à une cliente particulièrement abjecte, je perdis contrôle et je saisis la tondeuse. Heureusement je me ravisai in extremis. Et, la tondeuse encore en l'air dans ma main droite, voici que je m'entendis déclamer haut et fort «  Un savetier chantait du matin jusqu'au soir »… Passées les deux secondes de sidération dans le salon, un garçon coiffeur bien charpenté m'empoigna le bras doucement et fermement et m'entraîna rapidement dans la réserve alors que je continuais « c'était merveilles de le voir, merveilles de l'ouïr». Le patron arriva à son tour, me bâillonna, puis me ligota sur une chaise, puis m'enferma à double tour dans le cagibi jusqu'au soir. Évidemment j'ai uriné sur la chaise et j'ai été viré. Ce fut la fin de ma vie de garçon coiffeur.

Je n'irai pas plus loin aujourd'hui. Après le récit douloureux, vous comprendrez peut-être mieux pourquoi je bombe le torse, pourquoi je me pavane comme un paon, pourquoi mon sourire est excessif, pourquoi je répète sans cesse « ÉNORME ». C'est mon humiliation qui a été ÉNORME. Ma carrière de comédien est une vengeance, une vengeance ÉNORME, mais j'aimerais retrouver tout simplement un sourire tranquille, à n'importe quel prix. 

- Alors, Monsieur, ce sera 300 euros. 

- Mais c'est ÉNORME ! 
 

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