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L'Atelier d'écriture de Villejean
6 décembre 2022

The End / Anne J.

Groupe de danseuses du début des années 50

Vous savez, le temps dévore tout. Qui pourrait imaginer, en voyant la vieille femme que je suis aujourd’hui, que je suis la belle fille au centre de cette photo ? La seule chose que j'ai gardée, ce sont ces beaux cheveux foncés mais pour cela je dois aller toutes les semaines chez le coiffeur, maintenant.

AEV 2223-12 Anne J - Médaillon danseuse

Je suis née le 25 mars 1924, j'ai donc 98 ans et je peux vous le dire, apprendre à vivre demande plus qu'une vie. Mes parents habitaient Nantes et j'ai été élève à Blanche de Castille. Ma passion c'était le piano et je peux dire sans me vanter que j'étais assez douée . Personne n'est plus là pour dire le contraire ! Nous passions nos vacances d'été, ma sœur et moi, à La Bernerie avec nos cousins et cousines.

Avant la guerre, mes parents ont déménagé pour Rennes sans doute à cause du travail de mon père qui travaillait aux Papeteries de Bretagne et c'est là que j'ai fini mes études puis entamé des études de sage-femme car pour mon père, les études de médecine, ce n'était pas pour les femmes. Ma sœur, pour les mêmes raisons, est devenue assistante sociale et je crois qu'elle a toujours regretté de ne pas pouvoir devenir médecin. Les hasards de la vie ont fait qu'elle est devenue femme de médecin et mère de mes cinq neveux et nièces.

Belle comme j'étais avec mon petit minois, j'ai eu bien des prétendants, surtout après ce spectacle donné un dimanche de carnaval dans la salle paroissiale. Regardez bien, on se croirait dans un film de Rohmer mais je suis restée célibataire, peut être parce que j'avais trop d'exigences, que j'étais trop maniaque et indépendante, ou bien à cause de mon métier qui m'occupait beaucoup et que je faisais avec beaucoup de cœur et d'obstination.

Et puis, je le reconnais, j'ai aussi un sacré caractère et c'est pour cela que je résiste encore à 98 ans.

Aujourd’hui je m'étonne tous les matins de me réveiller encore mais je le sais bien au fond de moi même, l'immortalité est un mythe et un soir ce sera le grand soir, le spectacle sera fini et quelqu un écrira sur l'écran de ma vie : « the end ».

Enfin... le plus tard possible et avec une musique entraînante pour la dernière danse !

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6 décembre 2022

Lisette et André / Jean-Paul

Cortège historique char de mineurs 1946

Arrêtez de me regarder comme un poisson rouge ! C'est vrai, je jure dans le paysage, pas seulement parce que je suis le seul à porter des lunettes mais surtout parce que j'arbore une cravate, un col blanc et un air détaché voire désolé au milieu de cette mascarade festive.

Quand on retrouvera cette photo on ne pourra pas en dire grand-chose. Je veux dire on n'aura pas beaucoup d'indices pour resituer son contexte. Le grand-père de Joe Krapov dont on reconnaît, au verso, l'écriture anguleuse et penchée à droite a simplement écrit au dos de l'image : « Cortège historique 1946 ». La photo a peut-être été prise à Carvin où Libercourt - c'est là qu'il résidait - et les deux villes n'en faisaient qu'une à l’époque. En tout cas l'architecture de la maison à l'arrière avec ses briques et ses tuiles ne fait aucun doute : on est bien dans le Nord-Pas-de-Calais.

Maintenant ce slogan « Les gueules noires font les matins radieux » on ne va pas en faire un fromage mais c'est sans doute une allusion à la « Bataille du charbon ». Quand a-t-elle eu lieu celle-là ? 1945 ? 1946 ? Au lendemain de la seconde guerre mondiale il fallait tout reconstruire, relancer l’économie. Du coup les syndicats et le Parti communiste ont remisés au placard leurs promesses du type « Ce soir c'est le grand soir ! ».

En ce temps-là, personne n'est à l'abri d'un rêve d'union sacrée. C'est le temps du Conseil national de la résistance, des ministres communistes, d'Ambroise Croizat, du général De Gaulle chef du gouvernement…

Alors qu'est-ce qui ne va pas pour moi ? Pourquoi suis-je le seul à ne pas m'étonner de ce soleil radieux dans les yeux des protagonistes, de ces « gueules noires » bien propres, bien lavés, de ces lampes astiquées comme jamais ?

Eh bien je vais vous le dire et tant pis pour l’anachronisme : c'est qu'on se croirait dans un film de Rohmer ! La petite lampiste avec son fichu à pois sur la tête, je me suis pris un de ces râteaux tout à l'heure en lui proposant de l'emmener au bal à la salle des fêtes ce soir !

AEV 2223-12 JK - Médaillon Lisette

- C'est à moi que tu causes ? a-t-elle demandé.

- Oui ! Parfois il suffit d'un ami, d'avoir un ami, pour que la vie devienne plus jolie

- Et tu veux devenir mon ami ?

- Oui !

- Même pas en rêve ! Tu as vraiment une gueule de bon élève, mais moi je préfère danser la polka avec mon copain Stanis !

- Mais ça n’engage à rien une invitation au bal ! Qu'est-ce que vous me reprochez au juste ?

- Ta tronche d’acteur intello ! Avec un peu de chance, tu l'auras ton étoile sur Hollywood ! Tu crois qu'on va y arriver, rien qu'en dansant le fox-trot, à réduire à néant nos différences de classe ? Déjà le fait que tu me vouvoies,tu vois, ça me glace !

- Mais c'est simplement du respect, de la politesse. Si vous voulez vous pouvez aussi me vouvoyer, Lisette, histoire qu'on soit sur un pied d'égalité !

AEV 2223-12 JK - Médaillon André- D'accord André ! Je vais vous dire : il faut croire aux miracles mais pas rêver de m'emmener au septième ciel. Ça ne se passera jamais comme vous l'espérez !

- Mais pourquoi ?

-Parce que, voyez-vous, je l'ai perçu tout de suite : vous avez une tête à garder vos chaussettes !

- Mais enfin... C'est pour économiser le chauffage !

- Vous savez, le temps dévore tout. A la longue on peut passer sur bien des choses mais garder ses chaussettes il n'y a pas mieux comme tue l'amour immédiat ! Allez, descendez de la plateforme  ! Vous voyez bien qu'il y a plus de place et que vous jurez dans le paysage !

***

Nous n’avons plus rien de commun, les gens du Nord et moi. A force de s'adapter à tout on finit par disparaître. Moi j'ai fait ma vie dans le Sud mais eux non plus n'existent plus ou alors très mal. En fait de matins radieux eux ou leurs enfants vivent dans un monde où l'extraction du charbon dont ils étaient si fiers est devenue un abominable crime de lèse-climat ! « Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard » chantait leur copain Louis Aragon. Et c'est vrai : apprendre à vivre demande plus qu'une vie.

6 décembre 2022

La Photo de classe / Eliane

Groupe de collégiens de 6e 1965-66 réduite

C'était le fils d'un cousin de ma mère, un enfant à l'intelligence vive mais un peu trop sage. C'était le jour de la photo de classe. Cet événement était prévu ; lui s'était mis sur son trente-et-un, jolie veste à pied-de-poule, pantalon bien repassé, chaussures cirées.

AEV 2223-12 Eliane - Xavier R

Bon, les chaussettes blanches, ça fait un peu trop un peu too much puisqu’il était assis devant près du prof. Il était content, souriant, le seul à sourire vraiment. Un peu fayot, non ?

Le prof présent sur la photo enseignait le français, soit la littérature, et il était digne d'être admiré : bien dans sa peau, un autoritarisme calme, maniant l'humour quand il le fallait. Gilles et son meilleur copain Paulo l'aimaient bien. Ce prof était encourageant, il disait fréquemment que chacun a des qualités qu'il suffit d'exploiter. Il disait qu'il suffit de trouver sa place dans la vie et que la constance, y’a que ça de vrai.

Ils étaient en sixième. Ils allaient cheminer dans ce lycée normalement jusqu'au bac. Avec Paulot il se disaient : « Tu crois qu'on va y arriver ? Paulot rigolait et disait : « Faut croire aux miracles ! ». C'était bon à entendre. Parfois il suffit d'un ami pour se sentir heureux.

Gilles a maintenant 40 ans. Il regarde encore cette vieille photo. Au deuxième rang Gilles se souvient de Rémi, petite gueule d'ange à tomber les filles avec ses yeux azur. Rémi qui rêvait de faire du cinéma ou du théâtre. Il dévorait toutes les pièces de théâtre qui lui tombaient sous la main. Le caïd de la classe, le plus grand, tout à fait en haut de la photo, le plus grand par la taille, toujours sûr de lui et cancre assumé, le toisait en lui disant : « Avec un peu de chance tu l'auras ton étoile sur Hollywood ! » Rémi ne relevait pas, ça ne valait pas la peine, surtout que l'autre ajoutait : « Laisse tomber ! Il y a la queue aux toilettes ! ».

Dans cette classe des groupes s'étaient formés par affinités, centres d'intérêt commun, même si leur personnalité n'était pas complètement aboutie car, c'est vrai, apprendre à vivre demande plus d'une vie. Gilles se demandait ce qu'ils ont bien pu devenir. Quelle profession ont-ils exercée ? Pour certains on pouvait tenter de deviner. Les esquisses s'étaient décidées : médecin, journaliste, bibliothécaire, artiste mais aussi charpentier, mécanicien. Essayer de retracer ou plutôt deviner leurs vies respectives, c’était se croire dans un film de Rohmer. Ils se sont perdus de vue. Gilles soupire : « Nous n’avons plus rien en commun ! ».

6 décembre 2022

Je n'étais pas prêt / Jeanne

AEV 2223-12 Jeanne

AEV 2223-12 Jeanne - Je n'étais pas prêt

Je n'étais pas prêt et en même temps je me demande « Qui l’est ?  Qui est prêt à vivre cela ? ». On ne nous prépare pas à ce genre de drame, on nous formate à le vivre de manière solennelle, « pour le pays » qu'ils disent, « la nation » mais moi on ne m'avait pas prévenu des conséquences affreuses qui ont consumé ma propre vie. On m'avait promis des médailles, un certain sentiment de fierté, de gloire, de reconnaissance. Mais moi on ne m'avait pas prévenu et j'avais 19 ans. On m'avait dit « Il suffit de trouver sa place dans la vie ». Mais quelle place pouvais-je me faire dans cette vie là ? Dites-moi comment mais s'il vous plaît ne me dites pas qu'il y avait un moyen différent de vivre cette vie. Je culpabilise déjà tellement. En fait je crois que je ne comprends pas. Ccomment s'en sortir vainqueur ? Où sont les beaux souvenirs, les joies, le sourire de maman ? Ma vie d'avant complètement engloutie sous ces millions d'images qui tournent sans cesse dans ma tête,.« Tu crois qu'on va y arriver ? » m'avait il demandé avec ses yeux grandis de peur mais brillants de désespoir. Je ne lui ai pas répondu car il avait déjà abandonné. Au fond personne n'est vraiment dupe. Je l'ai laissé ce matin-là, mon beau Arnaud. Je l'ai abandonné sous le portique du bâtiment auquel il avait été affecté et je ne l'ai plus jamais revu. Si vous saviez comme il me manque ! Quand parfois j'arrive à sortir de ce cauchemar qu'est la spirale du visage éteint, des corps morts, des violences sans mesures qui tournent dans mon âme, je revois son visage triste de ce matin-là, je peine à le reconstituer tout à fait dans mes pensées. Très rarement je surprends un souvenir heureux de cet homme, très bref, très court. Je le vois sourire, mordre dans son pain, content de vivre mais cela ne dure que peu de temps. Deux ou trois secondes peut-être. Ces années de triste réalité ont bouffé ma vie en ne me laissant rien. Même mes souvenirs me sont retirés, vous y croyez ? Vraiment je ne comprends pas, je ne comprends pas que tout puisse s'effacer dans une telle douleur, une douleur qui est devenue ma vie. Il ne me reste que cette photo derrière laquelle je vous écris, cette photo où les hommes, dont moi, ne s'attendent pas à la vie que les gens subissent. Si personne ne peut m'expliquer pourquoi et comment vivre avec cela je ne vous abandonnerai pas par lâcheté mais par un profond malheur. Pardonnez-moi mais je n'étais pas prêt.

6 décembre 2022

Les Frères W. / Madame C.

Groupe d'élèves d'une école privée vers 1935-36 à Saint-Brieuc

En ce jour de grande solennité mon frère et moi, c'est clair, on se distingue des autres. Ils sont tous déguisés en petits hommes : pantalon long ,veste et cravate. Ils sont affublés des costumes qu'ils porteront toute leur vie, symbole de la bonne éducation reçue chez les curés.

AEV 2223-12 Claude - Frères Wachowski

Quand notre mère a proposé de passer chez le tailleur pour nous déguiser en notaires on lui a répondu : « Jamais on ne s'habillera ainsi, même pas en rêve ! » Au moins avec notre marinière et nos chaussettes blanches, nous ne basculions pas dans le monde compassé des adultes, nous restions de jeunes garçons, l’espièglerie était encore à notre portée, notre vie allait se jouer sur une autre partition. Nous ne serions pas des cuistres, des commerçants embourgeoisés, des professeurs rigides. Les moqueries des autres nous laissaient impassibles et peu importait ce qui se disait sur nous, les Frères Wachowski qui décidément ne se comportaient pas comme il se devait.

Moi j'étais l’aîné. Notre père nous emmenait parfois au cinéma et Charlie Chaplin était notre héros. Dans notre chambre nous reproduisions les scènes du film.Au fil des années je me répétais : « Avec un peu de chance tu auras ton étoile sur Hollywood ! ».

C'était clair, cela s'imposait : nous ferions du cinéma. Nous prenions aussi grand plaisir à jouer des rôles de femme. On empruntait en cachette les robes de notre mère, ce n'est pas un hasard. Il y eut Matrix, les feux d’Hollywood et nous sommes désormais les sœurs Wachowski.

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6 décembre 2022

Royal ! / Anne-Françoise

Groupe d'enfants redonnais à Noël

J'ai eu l'honneur d'être dans la même classe que Charles, longtemps prince Charles et désormais roi.

AEV 2223-12 Anne-Françoise - Charles

On le reconnaît aisément, tout à droite sur la photo, visage allongé, oreilles décollées, sourire princier, tout en discrétion, pantalon de velours côtelé et pull uni. Evidemment il y a le nœud papillon qui le distingue de ses camarades de classe. Les autres garçons sont assis par terre dans des positions qui manquent de distinction. Un a une épaule relevée et tire sur sa manche, un autre lorgne ses voisins en remontant ses genoux, un autre avance un bras et fait le dos rond, un autre encore a l'air plus intéressé par ce qui se passe ailleurs.

Charles debout derrière au bout de la rangée pose sobrement les deux bras le long du corps et fixe dignement, quoiqu'un peu tristement, l'objectif. Il faut dire que Charles va peu avec les garçons qui jouent au foot, demandent un camion de pompier à Noël et vont à la pêche aux grenouilles l’été. Charles vit autre chose à l'intérieur du palais quand il n'est pas en pension. Il est si seul, il suffirait juste d'un ami. Il s'adapte tant bien que mal et finit par disparaître quand on appelle les garçons de la classe. Il préfère la compagnie des filles tout en restant distant.

Moi, la princesse Ann, ai aussi sagement les deux bras le long du corps dans ma belle robe blanche. J'arbore un très discret sourire princier quand deux de mes voisines montrent malencontreusement leurs dents. Ma cousine, duchesse Charlotte, en veste Chanel et jupe plissée bleu marine, se tient comme il se doit, légèrement en retrait par rapport à moi, les deux mains dans le dos.

Mon petit cousin, baron William, tient simplement son rang derrière une petite fille qui semble fumer un mégot ou tirer la langue. Notre mère la reine et mon père ainsi que mon oncle et ma tante respectivement duc et princesse nous ont envoyés en France durant une année pour nous familiariser avec les mœurs de la population locale, des bourges et des ouvriers ou habitants des campagnes avoisinantes. Nous y sommes donc allés incognito. Ça a été une expérience enrichissante pour nous. Aujourd'hui nous n'avons plus rien en commun avec eux sinon peut-être un peu de nostalgie en évoquant la photo de classe devant le sapin et un pauvre Père Noël.

A quoi pensait Charles au moment cette photo ? A sa petite voisine qui racontait souvent des fariboles ? A son couronnement en l'an 2000 ? A ceux qui regarderaient plus tard cette photo en disant « Il a vraiment une gueule de bon élève ! » ?

6 décembre 2022

André Dussollier / Marie-Thé

Groupe d'inspecteurs des Impôts en 1947

AEV 2223-12 Marie-Thé - André Dussollier (1)

6 décembre 2022

Pierrot et Colombine / Maryvonne

Groupe d'enfants redonnais déguisés en Pierrot

Ce soir c'est la fête de l'école. Nous on n’a rien demandé, c'est la maîtresse qui a décidé que nous serions déguisés en Pierrot et Colombine, sauf le chouchou qui est en Arlequin.

Avant la maîtresse a dit : « Ça va être notre thème du mois ».

Le thème ça veut dire que toutes nos activités tournent autour du même sujet. En géométrie on va parler du cercle, du demi-cercle qui finira en cône pour le chapeau. En habileté manuelle nous découperons des loups. En couture nous froncerons des jupettes pour les filles et des collerettes pour tout le monde. Comme le pantalon est plus compliqué à faire les mamans sont priées de le coudre elle-même. Voilà ! Les garçons sont toujours assistés ! Nous, les filles, « on n'a pas le cul sorti des ronces. » Surtout qu'avec nos jupettes courtes les ronces ça va piquer fort. Il reste à découper et coller les faux boutons . Enfin ! Des boutons en papier, on n'a jamais vu ça !

Voilà le petit Jean-Paul qui pleure : la maîtresse a dit à la maman de faire une culotte bouffante, il angoisse, elle va lui bouffer quoi sa culotte ? Déjà qu'il eu un mal fou à faire les pompons pour mettre sur ses chaussons, il en a marre !

Ensuite activité musicale. La chanson est débile :

« Au clair de la lune, mon ami Pierrot,
Prête moi ta plume pour écrire un mot 
Ma chandelle est morte je n'ai plus de feu... »

Alors à la récréation nous préférons chanter :

« Au clair de la lune j'ai pété dans l'eau,
Ça faisait des bulles c'était rigolo,
Ma grand-mère arrive avec des ciseaux,
Elle nous coupe les fesses en 3000 morceaux ».

Bon on ne va pas en faire un fromage. Ce soir c'est le grand soir. Marie-Annick demande :

- Tu crois qu'on va y arriver ?

- Il faut croire aux miracles. J'ai envie de faire pipi ! dit Anne-Françoise.

- Laisse tomber, y'a la queue aux toilettes, répond Marie-Thérèse, exprès, juste pour l'embêter.

Pour laisser tomber, ça tombe. Elle fait pipi sur la scène. Voilà c'est gagné, tout le côté gauche est humide, juste pour la photo forcément.

Marie-Annick a le chapeau qui glisse, l'élastique est trop lâche. A côté la petite Jeanne est impeccable, souriante, chapeau en place, jupette bien placée à la taille, trop mignonne. Son papa lui crie : « Avec un peu de chance, tu l'auras ton étoile sur Hollywood ! »

Mais qu'est-ce que c'est long d'attendre ? Ça n'en finit pas. Heureusement c'est demain les vacances de Noël.

6 décembre 2022

Un parmi cinquante-huit / Dominique H.

Groupe d'inspecteurs des Impôts en 1933

C'est la photo d'un groupe de cinquante-huit hommes conformes. Conformes "C-O-N" ou qu’on forme, "QU apostrophe on forme" ? Conformatifs à quoi ? Conformes ou qu’on forme à quoi, pour qui ?

Les vingt-cinq moustaches timbre-poste orientent vers l'année 1933. Ont-ils un chef ? Peut-être le barbu qui s'étale au milieu du premier rang à la place d'honneur ? Ils sont sérieux pour ne pas dire lugubres. Ils sont sérieux, comme investis d'une mission, d'une responsabilité. Ils ont vraiment une gueule de bon élève et aussi une tête à garder leurs chaussettes sous leurs guêtres. Deux se sont quand même autorisé un nœud papillon et un autre cache sa chemise blanche derrière une lavallière. Un seul se permet de poser négligemment le bras sur l'épaule de son voisin, il est vrai, plus petit. Serait-ce un signe de domination ? Aucun sourire, même ébauché. Cinquante-huit mâles dominants quoique pas très grands. Cinquante-huit hommes blancs. Quatre-vingt-dix ans nous séparent de cette photo.

Le personnage de la famille se fond dans le paysage. Rien ne le distingue des autres. C’est le sixième à partir de la gauche au troisième rang, Robert, un oncle à mon père, né en 1901. Il a juste échappé à la mobilisation générale de la guerre 14-18, trop jeune, mais son père est mort à Verdun. En qualité d'orphelin de guerre il a été pupille de la nation et a pu continuer ses études après le brevet élémentaire qu'il a obtenu en 1918. Il a ensuite décroché une licence de droit puis a pu intégrer l'administration française. C’est une photo récente des cinquante-huit secrétaires généraux de préfectures et de sous-préfectures du grand Ouest.

Évidemment les femmes sont à la maison auprès des enfants ou dans les bureaux, aux écritures. La charge mentale de ces messieurs est bien trop lourde et trop noble pour être assumée par une femme.

Robert quant à lui est resté secrétaire général de sous-préfecture jusqu'à la fin, jusqu'à la retraite. Son envergure mentale n'avait rien de remarquable. Les conversations dans les repas de famille évitent depuis longtemps le sujet de Tonton Robert. C’est bien tardivement après sa mort que cette photo à circulé et que les langues se sont déliées. Robert a eu deux filles en 1930 et1935, des cousines de mon père. Elles sont devenues institutrices et surtout elles ont fait chacune ce qu'on appelle un « beau mariage » dans les années cinquante. Je dis « beau mariage » entre guillemets, d'une certaine façon. En réalité le faste est resté discret. Il ne fallait quand même pas trop se faire remarquer, même dix ans après la Libération : le passage de Robert dans la Gestapo était encore dans bien des mémoires. Robert ne partageait pas du tout les mêmes valeurs que Jean Moulin. En regardant la photo de 1933 on subodorait qu'il était déjà sous l'influence du Führer.

Robert était en fait un médiocre. Il est décédé dans l'indifférence dans les années 70. Il n'impressionnait pas ses filles qui ne lui reconnaissaient qu'un seul mérite : par ses relations troubles il leur avait assuré un confort matériel mais la rencontre avec un ou deux hussards de la République leur avait suffisamment ouvert l'esprit pour qu'elles se risquent à lire « Le Deuxième sexe » de Simone de Beauvoir. Leur émancipation était en route. Avec sagesse elles ne cherchèrent pas à convaincre leur père qu'elles jugeaient irrécupérable mais, apparemment soumises à leur mari et cantonnées à leur intérieur, elles oeuvraient à l'ouverture d'esprit de leurs trois fois deux filles et en 2018 leur petite fille rejoignait Metoo dans les manifestations en reprenant le slogan féministe « A bas le patriarcat ! ».

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