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L'Atelier d'écriture de Villejean
6 décembre 2022

Un parmi cinquante-huit / Dominique H.

Groupe d'inspecteurs des Impôts en 1933

C'est la photo d'un groupe de cinquante-huit hommes conformes. Conformes "C-O-N" ou qu’on forme, "QU apostrophe on forme" ? Conformatifs à quoi ? Conformes ou qu’on forme à quoi, pour qui ?

Les vingt-cinq moustaches timbre-poste orientent vers l'année 1933. Ont-ils un chef ? Peut-être le barbu qui s'étale au milieu du premier rang à la place d'honneur ? Ils sont sérieux pour ne pas dire lugubres. Ils sont sérieux, comme investis d'une mission, d'une responsabilité. Ils ont vraiment une gueule de bon élève et aussi une tête à garder leurs chaussettes sous leurs guêtres. Deux se sont quand même autorisé un nœud papillon et un autre cache sa chemise blanche derrière une lavallière. Un seul se permet de poser négligemment le bras sur l'épaule de son voisin, il est vrai, plus petit. Serait-ce un signe de domination ? Aucun sourire, même ébauché. Cinquante-huit mâles dominants quoique pas très grands. Cinquante-huit hommes blancs. Quatre-vingt-dix ans nous séparent de cette photo.

Le personnage de la famille se fond dans le paysage. Rien ne le distingue des autres. C’est le sixième à partir de la gauche au troisième rang, Robert, un oncle à mon père, né en 1901. Il a juste échappé à la mobilisation générale de la guerre 14-18, trop jeune, mais son père est mort à Verdun. En qualité d'orphelin de guerre il a été pupille de la nation et a pu continuer ses études après le brevet élémentaire qu'il a obtenu en 1918. Il a ensuite décroché une licence de droit puis a pu intégrer l'administration française. C’est une photo récente des cinquante-huit secrétaires généraux de préfectures et de sous-préfectures du grand Ouest.

Évidemment les femmes sont à la maison auprès des enfants ou dans les bureaux, aux écritures. La charge mentale de ces messieurs est bien trop lourde et trop noble pour être assumée par une femme.

Robert quant à lui est resté secrétaire général de sous-préfecture jusqu'à la fin, jusqu'à la retraite. Son envergure mentale n'avait rien de remarquable. Les conversations dans les repas de famille évitent depuis longtemps le sujet de Tonton Robert. C’est bien tardivement après sa mort que cette photo à circulé et que les langues se sont déliées. Robert a eu deux filles en 1930 et1935, des cousines de mon père. Elles sont devenues institutrices et surtout elles ont fait chacune ce qu'on appelle un « beau mariage » dans les années cinquante. Je dis « beau mariage » entre guillemets, d'une certaine façon. En réalité le faste est resté discret. Il ne fallait quand même pas trop se faire remarquer, même dix ans après la Libération : le passage de Robert dans la Gestapo était encore dans bien des mémoires. Robert ne partageait pas du tout les mêmes valeurs que Jean Moulin. En regardant la photo de 1933 on subodorait qu'il était déjà sous l'influence du Führer.

Robert était en fait un médiocre. Il est décédé dans l'indifférence dans les années 70. Il n'impressionnait pas ses filles qui ne lui reconnaissaient qu'un seul mérite : par ses relations troubles il leur avait assuré un confort matériel mais la rencontre avec un ou deux hussards de la République leur avait suffisamment ouvert l'esprit pour qu'elles se risquent à lire « Le Deuxième sexe » de Simone de Beauvoir. Leur émancipation était en route. Avec sagesse elles ne cherchèrent pas à convaincre leur père qu'elles jugeaient irrécupérable mais, apparemment soumises à leur mari et cantonnées à leur intérieur, elles oeuvraient à l'ouverture d'esprit de leurs trois fois deux filles et en 2018 leur petite fille rejoignait Metoo dans les manifestations en reprenant le slogan féministe « A bas le patriarcat ! ».

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