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L'Atelier d'écriture de Villejean
2 mai 2023

Dominique d'Aupilhac / Jean-Paul

2023-04-18 - Nikon 237

Je crois me souvenir maintenant qu'elle s'appelait Dominique. J'avais fait sa connaissance à la bibliothèque Carnegie. C'est là qu'elle bossait : elle faisait des recherches à la salle des catalogues. Les plus anciens et anciennes d'entre vous n'ont peut-être pas oublié ces meubles à tiroirs, ces fiches perforées sur lesquelles figuraient les informations d'identification des livres et leur cote.

Oui, c'était bien avant l'invention de l'informatique grand public, avant même le Minitel, avant que j'arrête mes études de droit où je faisais tout de travers. J'attendais mon tour pour consulter le tiroir des ouvrages d'auteurs dont le nom commençait par la lettre Kr dans lequel elle classait une nouvelle fiche.

- Ce serait bien que je devienne votre ami ! m'avait elle déclaré tout de go en laissant le tiroir ouvert.

- Mais... nous ne nous connaissons pas ! ai-je protesté.

- Eh bien ce sera un bon moyen de faire connaissance ! Mais peut-être avez-vous déjà une bonne amie ?

- Pas vraiment, ai-je confessé. Ça nous engage à quoi ?

- A rien. Passez me chercher à 17h00 ce soir, c'est l’heure à laquelle je termine mon travail.

J'étais allé suivre mes cours, ensuite je m’étais baladé sur les Hautes promenades puis je m’étais posé pour lire les bouquins empruntés sur un banc face à la gare, à l'ombre de la statue de Colbert. Vers 16 h 45 j'ai contourné la cathédrale et j'ai attendu à la grille de la bibliothèque. Elle est sortie, elle m'a aperçu, est venue vers moi.

- Je m'appelle Dominique d’Aupilhac. Et vous ?

- Just Fontaine.

- Il faut vous appeler seulement Fontaine, alors ?

2023-04-17 - Nikon 177

- Non, Just. Mon nom est Fontaine et mon prénom est Just.

- C'est juste, tout le monde a un prénom et un nom. Just Fontaine ! C’est joli !

Je la regardais, encore intrigué par son côté direct, son absence de timidité. Elle portait un grand imperméable et un chapeau cloche pareil à ceux des « enfants du jazz » de Francis Scott Fitzgerald, les flappers, les garçonnes des années folles.

- On fait comment ? ai-je demandé.

- Comme vous voudrez. Ce premier soir je me contenterai de vous accompagner en silence. Qu'est ce que vous faites à cette heure-là ordinairement ?

- Eh bien je marche dans les rues, j'entre dans les librairies, je vais chez le disquaire.

- Lequel ?

- Il n’y en a qu’un dans la ville, c'est William disques, rue du Jard. C’est très... typique !

- Alors allons-y, j’aime le pittoresque !

***

J’ai vérifié sur Internet. Cinquante ans plus tard, le disquaire existe toujours. Un bric-à-brac complètement vintage désormais dans lequel on trouve des vieilles revues, des fanzines, des 33 tours, des objets dérivés de la bande dessinée : Dupond et Dupont en astronautes, une 4 chevaux tirée d'un album de Spirou, des partitions de Gilbert Bécaud, des photos de Sylvie Vartan.

***

2023-04-17 - Nikon 251J’ai acheté un disque d'Elton John, « Tumbleweed connection » parce que j'avais repéré une chanson de cet album à la radio, « Love song » dans laquelle on entendait des bruits d’enfants et de vagues sur une plage. J'adorais écouter la mer à cette époque. Elle était si loin ! Maintenant, Dieu merci, je vis en Bretagne et les cris des goélands emplissent même quelquefois les rue de Rennes. Un peu plus tard ce soir-là elle m'avait proposé de faire un tour sur le manège vénitien à côté de l'église Saint-Jacques.

- J’adore Vivaldi, lui ai-je avoué mais on a peut-être passé l'âge de faire des tours de manège ?

-Pas du tout ! Pas du tout !

J’avais regardé les panneaux extérieurs au sommet du carrousel ainsi que le plafond du manège pendant qu'elle tournait. On y avait représenté, sans trop de talent certes, des vues de Venise, des « vedute » à la façon de Canaletto et de Guardi et puis elle avait disparu. J'ai fait le tour de manège, je suis entré dans l'église Saint-Jacques, j'ai poussé jusqu'à l'îlot Jadart. Bizarre ! C'est comme si un rêve poudré s'était volatilisé. Je suis retourné pour dîner dans mon souk d’étudiant célibataire. J'ai écouté le disque d’Elton John et puis j'ai lu un roman noir de David Goodis.

***

2023-04-18 - Nikon 240Le lendemain matin je suis allé à la bibliothèque. On approchait de la période des examens et j'avais commencé à sécher certains cours pour aller lire à la bibli, sous la belle verrière art déco, les codes et tout ce qui était au programme de l’année. J’avais inventé à ma façon super-stupide le Centre National d'Enseignement à Distance.

Je lui ai dit bonjour dans la salle des catalogues où elle se trouvait. Elle portait une blouse grise parce qu’on a vite fait d'accrocher sa robe ou sa jupe sur les coins des tiroirs ou dans leur poignée.

- Just ! Contente de vous voir ! C'était très intéressant hier ! On remet ça ce soir, d'accord ? Vous venez me chercher à 17h00 au même endroit.

- D'accord mais en fait, au manège…


- Chut !


Elle avait fait le geste de poser son index sur sa bouche puis l’avait déplacé devant mon nez en me fixant droit dans les yeux.

Ce deuxième soir nous avons plus parlé. Enfin elle a beaucoup plus parlé. Elle connaissait plein de choses sur Hugues Krafft, sur le comte de Chandon, elle savait tout de la liaison d’Eliane de Heidsick avec Nicolas Le Vergeur. Comme je ne lisais que des polars et de la S.F. à l’époque, je n'avais pas encore plongé le nez dans un roman de Patrick Modiano mais c'était pratiquement ça. En fait j'adorais écouter le son de sa voix : elle me faisait entrer dans un univers de grands bourgeois cultivés, amateurs de musique, de voyages, de luxe.

Et puis on est sortis du café« le Cochon à plumes ». Elle n'avait pas voulu que je lui paye son Perrier tranche.

- Moi je gagne ma vie et vous vous êtes étudiant.

Plus tard dans la soirée on était allé aux Basses promenades et là aussi il y avait un manège sur les médaillons duquel on voyait la porte de Mars, la villa Demoiselle, la place Royale et les lieux emblématiques de la ville.

Et puis, au 3e top, au 3e tour, comme la veille elle avait disparu.

2023-04-18 - Nikon 33

***

Ce manège-là – si je puis dire ! - a duré trois semaines. Je m'étais beaucoup attaché à elle et un jour je l’ai questionnée :

- Mais si je vous demandais d'être plus qu'une amie pour moi ? Qu’est-ce qui se passerait ?

- Vous pouvez toujours essayer mais moi je ne veux être qu'une amie pour vous !

Bon ! OK ! me suis-je dit. Finalement ça me va. A part le mardi soir où elle va à la piscine Talleyrand et le samedi où elle fréquente le cinéma Opéra, parler une heure le soir avec une jeune femme un peu plus âgée que moi de futilités et de choses qui vont et viennent, pourquoi pas ? Après tout je n'avais que 19 ans.

Et puis c’est moi qui ai disparu : c'est à ce moment-là que je me suis réveillé.

Ben oui, tout ça n'était qu'un rêve !

Je peux juste vous dire que j'ai passé une drôle de journée ce jour-là avec le souvenir persistant de cette drôle de fille !

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