L'Horizon / Dominique H.
Depuis quelques temps Bosmans pensait à certains épisodes de sa jeunesse , des épisodes sans suite, coupés net, des visages sans noms, des rencontres fugitives. Les paysages aussi se mêlaient, ceux de Berlin et ceux de Paris. Un visage de femme revenait souvent, celui d'un amour de jeunesse justement.Il l'avait rencontrée à Berlin, l'espace d'un été, dans une librairie. Elle feuilletait un roman de George Sand. Etonné, il avait osé l'aborder, ou peut-être était-ce son physique de sylphide qui l'avait attiré. Elle était svelte, élancée, gracieuse, presque irréelle avec son visage aux traits fins.
Elle parlait bien le français. Elle l'avait suivi à Paris la fin de l'été mais leur idylle n'avait pas duré. Depuis il papillonnait de blondes anorexiques à d'autres blondes éthérées, à la recherche de son amour de rêve. L'an dernier il avait cru l'avoir retrouvé.
Le premier soir où Bosmans était venu la chercher à la sortie des bureaux, elle lui avait fait un signe du bras dans le flot de ceux qui passaient sous le porche.
Pendant plusieurs mois ils se sont retrouvés ainsi à la sortie des bureaux pour aller boire un verre à une terrasse, traîner dans une librairie ou aller au cinéma. Il restait parfois dormir chez elle. Avec le temps les désirs se sont dilués.
Avec le temps... L'autre jour, il suivait la rue de Seine.
Ses souvenirs se mêlaient. Il s'est cru à Berlin avec la femme de sa jeunesse. Avec elle il avait aussi marché dans Paris.Il rêvait d'elle encore la nuit.
Quelqu'un lui avait chuchoté une phrase dans son sommeil : "Lointain Auteuil, quartier charmant de mes grandes tristesses" et il la nota dans son carnet, sachant bien que certains mots que l'on entend en rêve et qui vous frappent et que vous vous promettez de retenir vous échappent au réveil ou bien n'ont plus aucun sens.
Pendant des mois, il a traîné sa mélancolie dans les rues, le jour dans la brume de l'hiver, la nuit à la lumière blafarde des lampadaires.
Au lycée où il enseignait la littérature, il s'était lié à un collègue, le professeur Frene. Le professeur l'impressionnait un peu, il enseignait à l'université.
Il était venu dans l'appartement du professeur Ferne quelques vendredis soirs, le seul jour de la semaine où le professeur et sa femme sortaient jusqu'à minuit et où Margaret gardait les deux enfants.
Il accompagnait le couple le plus souvent au théâtre, mais leurs relations gardaient une distance certaine, se limitant à des conversations d'experts.
Une nuit, à leur retour, le professeur et sa femme lui avaient paru plus accessibles que les autres fois. Margaret n'était pas non plus pressée de repartir ce soir-là, et une conversation plus légère s'était installée entre eux quatre, autour d'un bon porto. Bosmans avait déjà remarqué Margaret, sa blondeur, sa grâce discrète. Elle faisait des études de littératures comparées et c'était une étudiante du professeur Ferne. Naturellement Bosmans raccompagna Margaret et c'est en marchant la nuit dans les rues de Paris que leur histoire commença. Margaret avait un côté réel que les femmes d'avant n'avaient jamais eu. Elle était bretonne. Ils faisaient des projets, cherchaient un appartement. Mais cette fois encore son amour lui échappa ou il ne sut le retenir.
Leur relation était fusionnelle, un peu trop au goût de Margaret. Lorsque l'été arriva , elle lui annonça que le lendemain elle partait pour deux semaines à la montagne, "pour respirer le grand air," ajouta-t-elle. Il sentit que sa décision était prise et qu'il n'y pouvait rien. Il se consola en flânant dans les rues de Paris déserté. L'air du soir était doux et il était presque apaisé quand il alla la chercher au train.
Elle était arrivée à la gare de Lyon vers sept heures du soir.
Mais elle était accompagnée. Un homme la tenait fermement par le bras, elle portait des lunettes de soleil. Il l'interpela « Margaret ! » lui saisissant l'autre bras, mais elle se dégagea en disant : « Mais enfin Monsieur ! ». L'homme, également lunettes noires et chapeau , très chic, rajouta vivement « Vous faîtes erreur Monsieur,ma femme ne s'appelle pas Margaret ! ». Le couple s'éloigna d'un bon pas.
Bosmans resta sidéré. Une fois de plus il laissait son amour le quitter sans protester. Il continua à marcher la nuit dans Paris pour aussi échapper à un rêve récurrent qui le torturait : Une fille marchait devant Bosmans, en poussant une voiture d'enfant, et elle avait la même silhouette que Margaret.
Bosmans revoyait le professeur Ferne au lycée, mais, aussi bien l'un que l'autre, ils évitaient de parler de Margaret. Un autre collègue, professeur d'allemand, avait aussi connu Margaret chez le couple Ferne : André Pontrel. Bosmans, en traînant son spleen dans les rues de Paris, avait fini par rencontrer une nouvelle jolie blonde un peu écervelée. Il avait évité de la présenter à ses collègues, la conversation avec elle étant sans issue. Cependant les chemins se croisent et des deux collègues ce fut André Pontrel qu'ils rencontrèrent en premier.
Pontrel était moins discret que Ferne et, la conversation à peine commencée, Pontrel lui apprit le plus naturellement du monde qu'il avait croisé Margaret poussant un landau !
Ce jour là marqua pour Bosmans la fin de quelque chose. Il prit un rendez-vous avec une psychanalyste mais, bien qu’elle soit mince et blonde, après deux séances d'élocution difficile, il renonça à comprendre le mécanisme de la répétition de ses amours de blondes et de ses renoncements aussi faciles. Il partit à Berlin.
C'était l'été à Berlin.
Il traîna dans les rues de Berlin et retrouva sa libraire préférée, mince et blonde.
Rod Miller lui avait dit qu'elle laissait la librairie ouverte très tard.