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L'Atelier d'écriture de Villejean
9 juin 2020

Le Murmure du temps / Dominique H.

Murmure du temps 10

Après avoir pondu son délire de gros canard sur les bords du lac Léman et après une nuit de gros câlins revigorants avec Béatrice, Félix a enfourché avec ardeur sa bicyclette et repris le chemin de halage en sens inverse. Béatrice, qui n'en finit pas de patauger dans sa mélancolie post-virale a bien tenté de le retenir mais Félix avait d'autres chattes à fouetter, il fallait qu'il aille fêter Louise, sa mère.

Maintenant que c'est fait, il est libre mais seul dans sa grande maison. Une grosse pluie tambourine sur les Vélux, c'est le déluge, une ambiance de Toussaint ; la pièce est sombre, il allume une lampe. Sur une petite table l'album « Le Murmure du temps » qu'il a emprunté à Béatrice lui tend ses pages. Il contemple la couverture, un sous-bois avec des rais de lumière. Rapidement il sombre dans le rêve éveillé de leur bel été helvétique de 2011.

Ils étaient partis tous les deux avec « Gaston » leur fidèle camion- cocon. Ils avaient traversé la France, avaient dormi au camping de l'Ermitage à Vézelay, une de leurs ville-étapes favorite. Cette année-là, ils avaient prévu d'y être fin juin, peu après le solstice d'été, pour pouvoir observer à midi le phénomène d'alignement des points lumineux dans l'allée de la nef de l'Eglise de Madeleine, un témoin du génie des Compagnons du douzième siècle.

 

AEV 1920-34 Dominique - Ange protecteurPuis ils avaient gagné le nord de la Suisse en passant par Zurich avec leur visite incontournable au bel ange protecteur des voyageurs de Niki de Saint-Phalle : une voluptueuse nana bleue aux ailes d'or et aux seins généreux dont la tonne virgule deux suspendue sous la voûte de la gare de Zurich veille sur les voyageurs. Chaque fois qu'ils venaient rendre visite à Clémence, la fille de Béatrice à Winterthur, Félix et Béatrice passaient toujours à la gare faire leurs salutations à la belle ange bleu et or. Ils avaient retrouvé avec plaisir Clémence et son mari Lucas et, deux jours durant, ils avaient pédalé au soleil, traversant les vignobles, le long des rives du Rhin, du lac de Constance aux chutes de Schaffhouse. Ils avaient découvert ce fleuve magnifique. Après leur voyage Félix avait plongé dans le magnifique carnet de voyage de Victor Hugo :

« Le Rhin réunit tout. Le Rhin est rapide comme le Rhône, large comme la Loire, encaissé comme la Meuse, tortueux comme la Seine, limpide et vert comme la Somme, historique comme le Tibre, royal comme le Danube, mystérieux comme le Nil, pailleté d’or comme un fleuve d’Amérique, couvert de fables et de fantômes comme un fleuve d’Asie. » Victor Hugo « Le Rhin, lettres à un ami », lettre XIV.

Ensuite, Gaston s'est mis aux sauts de puces jusqu'au pays de la Gruyère, le clou de leur voyage étant le festival de jazz de Montreux sur la Riviera suisse où les attendait le meilleur guitariste du monde : Santana. Moment suspendu, extatique, inoubliable quand Santana entama « Europa » : Félix et Béatrice, en fusion totale, s'écrasaient mutuellement les doigts tandis que les cordes de la guitare prolongeaient leurs vibrations au creux de leur plexus solaire. La suite se passa dans le cocon de Gaston et le soleil était bien haut quand ils reprirent la route.

AEV 1920-34 Dominique chexbres 1re

Leur chemin du retour passait près d’un gros bourg peuplé de « Chats », c'est le gentilé des habitants de Chexbres. Mais surtout, à Chexbres, il y a la Maison des Arts et la galerie Plexus. Béatrice, qui fait partie de la grande communauté des tintinophiles et avait eu vent du dernier album de Richard Aeschlimann, « Le Murmure du temps », voulait faire un détour au pays des Chats, espérant se faire dédicacer l'album par son auteur. La chose dite fut faite, Barbara les accueillit très aimablement, leur vendit le dernier album de son mari. Elle les invita à vagabonder dans la galerie, le temps qu'elle demande au dessinateur de venir accorder une dédicace à Béatrice. Richard Aeschlimann est venu les voir quelques minutes et a écrit : «Pour Béatrice à qui le temps murmure les souvenirs du passé. L'ambiance perdure mais s'est transformée ». Quel cadeau et quel album !

Il leur restait une dernière chose à faire avant de quitter Chexbres : s'arrêter dans une cave. Gaston stoppa devant l'une d'elle qui offrait à l'oeil le paysage des terrasses du vignoble de Chasselas descendant jusqu'au lac. Souvenir d'une pause délicieuse dans un fauteuil au soleil, la montagne en face, le lac en bas, et dégustation lente en pleine conscience d'un verre de Larmes de Vénus, un moelleux divin aux notes de coing confit.

A peine remontée sur le siège passager de Gaston, Béatrice dévora en silence les cinquante-trois pages, les unes après les autres, s'arrêtant longuement sur certaines, y revenant souvent.

AEV 1920-34 Dominique jura-road-etang-de-la-gruere_800

Félix se fit la conversation tout seul et quitta dès qu'il put les rives du lac Léman, trop urbanisées et aseptisées à son goût pour retrouver l'oxygène de la montagne, regagner le Jura, offrir à Gaston une nuit au Creux du Van et à leurs kayaks une partie de glisse sur le lac de Gruère. Ce fut le terme de leur périple suisse, ayant renoncé finalement à partir à la recherche du mythique canard géant des facétieux frères Plonk et Replonk. Ils craignaient un peu de faire des kilomètres pour des prunes et d'être en quelque sorte les dindons de la farce.

murmure_temps 0002 réduiteLe souvenir du passage de la frontière ramène alors Félix au moment présent et il se met à feuilleter une nouvelle fois cet album qu'il connaît. Est- ce l'effet du confinement ? Il s'arrête à la page 2 comme s'il la voyait pour la première fois. Il la détaille très attentivement, ressent physiquement son atmosphère et subitement son sens caché lui apparaît comme une évidence. Cette page le glace, ses couleurs sont tristes. Seule, entre deux bas d'immeubles à l'architecture d'allure stalinienne, une petite trouée de ciel bleutée et, à contre-jour, la silhouette noire de bulbes d'églises de style orthodoxe. Scène de rue morte, sans passants. Murs fissurés, traces de bombes, scène de guerre ? Gravats, détritus, tuyaux de poêle rouillés jonchent le sol. Seul un réverbère tordu tient encore debout, avec deux semblants de moignons. De l'un d'eux pend une sorte de fouet ou de laisse. Dans la lanterne la caricature grimaçante d'un visage ? Ce coin de trottoir est celui d'un monde mort. Les églises sont la trace d'une vie antérieure qui laissait une place à l'art.

Voici que Félix, contaminé comme Béatrice par la rumination intellectuelle du confinement, se met à penser à sa jeunesse militante marxiste-léniniste et maoïste. Leur jeunesse plus précisément, puisque c'est dans cette mouvance d’extrême gauche qu'il a connu Béatrice et plus précisément lors de la manifestation contre la loi anti-casseurs le neuf novembre 1970. Elle lui plaisait bien, elle était différente des filles qui étaient en droit, elle affichait fièrement son féminisme. Mais elle était militante trotskiste, et donc peu fréquentable par un maoïste. Contre le ministre de l'intérieur de l'époque, Marcellin, les différents groupes d’extrême gauche avaient su faire un front uni… qui s'avéra très fugace.

Félix était en droit et Béatrice avait le charme des étudiantes en lettres. Comme lui, elle roulait en solex et préférait déjà les jupes qui volent à l'uniforme unisexe de l'époque, jean velours, pull marin bleu marine et Clarks. Elle était un peu excentrique et osait certains jours une grande capeline à fleurs. Elle avait un côté « peace and love » qui faisait rêver Félix. Béatrice fréquentait les bistrots mais Félix était beaucoup plus coincé par sa charge de travail universitaire et la discipline de fer de son organisation politique. Il avait peu de loisirs, était boursier et se devait donc de réussir ses examens. Il habitait encore chez sa mère, rue d'Antrain. Louise, alors infirmière-puéricultrice, qui avait été elle-même mère à dix-neuf ans. Louise avait l'esprit avait l'esprit ouvert mais se trouvait trop jeune à quarante-huit ans pour devenir grand-mère. Félix ne se serait pas risqué à ramener une fille dans sa chambre. Après le temps fort des manifestations de 70, Félix perdit de vue Béatrice assez rapidement. Ce n'est que trente ans plus tard qu'il la retrouva par hasard, ou peut-être non, à l’Arvor, à la sortie d'un film de Ken Loach. Il l'invita à prendre un pot, elle était disponible, ils se reparlèrent de cette époque héroïque pendant des heures et la barmaid dut les mettre à la porte. Chacun rentra chez soi ce soir-là… Au rendez-vous suivant, il lui apporta un texte humoristique sur les stratégies de liaison aux masses des marxistes-léninistes maoïstes.*

Félix repense à l'idéologie qui l'avait séduit dans sa jeunesse, au monde dont il avait rêvé : la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme et donc du capitalisme, la fin des inégalités, l'accès pour tous à l'éducation, la santé, la culture. Les moyens pour y parvenir passaient par l'incontournable dictature du prolétariat. Heureusement, les pratiques terroristes de l'Allemagne et de l'Italie ne figuraient pas dans le petit livre rouge et « le gauchisme, maladie infantile du communisme » de Lénine faisait partie des classiques qu'ils étudiaient. Le dévouement à la cause anticapitaliste était très exigeant, la discipline consentie intransigeante et l'autocritique de rigueur.

Les militants acceptaient cette vie austère. Et les filles qu'ils rencontraient aussi ; elles étaient souvent elles-mêmes militantes ou sympathisantes de leur organisation politique. Félix se maria assez rapidement comme beaucoup de ses acolytes pour régler cette préoccupation du sexe. Il fallait bien s'en libérer et l'organisation transmettait tacitement que le mariage était finalement le moyen le plus efficace pour canaliser la sexualité de ses jeunes militants. Alors Félix se maria avec Fanny, une sympathisante, étudiante en médecine. C'était pour les deux un mariage d'amour, sincère, et ils partageaient beaucoup de valeurs. Ils aimèrent avoir assez vite deux filles, Céline et Julie, puis la vie étudiante cessa, la vie professionnelle commença et l'énergie de l'extrême gauche déclina. En outre, la paternité modifia le regard de Félix sur la vie. Ils divorcèrent sans histoire au bout de dix ans de mariage, Fanny étant tombée amoureuse d'un autre homme. Ils restèrent tous habiter à Rennes et en bons termes, Céline et Julie gardèrent la même école et Félix assura la garde conjointe de leurs deux filles avec amour paternel et savoir-faire certains. Il faut dire que Louise aima prendre sa place de grand-mère et Françoise, sa soeur, celle de tata, même si c'était en pointillé entre deux missions humanitaires.

Dans le monde, par contre, le chaos gagnait du terrain. Pol Pot ébranla sérieusement les consciences, l'évolution de la Chine vers le capitalisme d'état posait problème, la question de la liberté à Cuba aussi malgré l'injustice de l'embargo américain. Puis il y a eu l'arrivée de Gorbatchev, l'effondrement du mur de Berlin en octobre 89, et bientôt la dislocation du bloc soviétique. Actuellement, c'est la désolation du peuple russe qui attriste le plus Félix et encore davantage sa soumission à un homme fort : c'est ce que lui évoque le triste trottoir de la page 2 de l'album, le désastre post-soviétique, pas une couleur, pas un arbre, pas une fleur, pas un être vivant, l'homme fort a fait table rase de l'âme russe.

AEV 1920-34 Dominique tchekhov

Bien sûr, il sait que la Grande Russie des tsars et des serfs était profondément injuste, mais elle pouvait être quand même créatrice : Dostoïevski, Tolstoï, et surtout Tchekhov, le préféré de Félix. Les ombres chinoises des églises sont la trace de ce vieux monde inégalitaire mais quand même vivant. Et plus il vieillit, plus il pense que l'art et la culture sont les bouée de sauvetage suprêmes dans le naufrage d'une société.

Félix se dit qu'il a cependant réussi à survivre à ce chaos politique du vingtième siècle. Il n'est pas mentalement mort, il continue à espérer et à s'engager pour la justice sociale. Face à l'émergence du terrorisme, il s'est résolu à penser que la démocratie est la moins mauvaise solution. Alors, il continue à s'intéresser à la politique, à voter, à signer des pétitions, à manifester pour la culture, la santé, l'éducation, la planète, à résister à sa façon.

Trêve de ruminations, voici une éclaircie ! Epuisé et attristé pas la deuxième page de l'album, Félix décide de cesser de mariner dans son vieux jus et de s'offrir une virée en vélo pour s'oxygéner les neurones. Et peut-être que son vélo va prendre le chemin du halage vers Betton ? Ou peut-être pas ? Ca dépendra d'où vient le vent.

* en annexe, le texte sur le noyautage de la Maison de quartier de Villejean par les maos des années 70.

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