Depuis des semaines, la pluie n’avait pas cessé. Gouanag regardait, jour après jour, les trombes d’eau crépiter sur la rivière.
Mais ce matin, en se réveillant, une ambiance insolite l’interpelle. Quelque chose a changé. Oui… Le silence ! La pluie a cessé ! Et puis ce mouvement imperceptible….
Gouanag se précipite sur le pont. Il n’y croit pas ! Le bateau, cette vieille épave, part doucement au fil de l’eau ! C’est impossible, que s’est-il passé ?
On ne va pas refaire le coup du déluge quand même ! Et de l’Arche de Noé ?
Il regarde autour de lui, plus de rives, plus de maisons le long de la rivière…Tout a disparu ! Il rêve, se pince, non, tout est bien réel… Mais comment le bateau va-t-il tenir ? Il n’est plus capable de naviguer depuis longtemps, il le sait bien. Il l’a étudié sous toutes les coutures depuis qu’il a élu domicile dans ses flancs. C’était … quand ? il y a bien longtemps… Il ne sait plus ce qui l’a amené là, enfin si…
***
Il y a longtemps que Gouanag s’est retiré du monde, il ne compte plus les jours depuis que ses pas l’ont happé pour le mener nulle part.
Il avait marché au hasard, ruminant ses échecs, ses espoirs déçus, ce monde qui l’avait mené au bord du vide.
Pendant des jours, mécaniquement, il avait parcouru les chemins. Evitant les rencontres et les questions dans le regard des autres. Jusqu’à ce petit matin où le soleil s’était levé sur ce fond d’estuaire. Une carcasse de bateau échoué, déjà envahie par les roseaux, se détachait sur l’aube naissante. Là, pour la première fois, dans son errance, il s’était senti bien, pénétré d’une douce paix intérieure.
Il avait observé cette épave pendant de longues minutes, regardé les oiseaux tourner dans le ciel, écouté le silence puis s’était décidé à s’approcher.
Plus il avançait, plus les détails se dessinaient et plus son cœur accélérait son rythme. Une sorte d’affolement exaltant l’avait submergé, il s’était mis à chercher fébrilement comment monter sur cette sorte d’îlot.
Il avait dérangé mille animaux fantômes. Une fois à l’intérieur, il s’était assis sur une vieille banquette et avait écouté mille petits bruits, scruté les zones d’ombres.
L’intérieur était délabré mais pas pourri, avec un peu de nettoyage, il pourrait y aménager un abri temporaire.
Après quelques jours d’exploration, de questionnement, de recherche de ce qu’il pouvait récupérer pour bricoler un intérieur décent, Gouanag s’était senti bien et sans s’en apercevoir, avait finalement décidé de rester là. Loin du monde, derrière le rideau de roseaux, il était bien, apaisé. Il avait l’impression que le bateau lui parlait dans ses rêves.
Un jour, il avait découvert, en grattant, une plaque avec le nom du bateau : Gouanag !
Comme lui… Espoir, quel beau nom pour un bateau, que d’aventures en son ventre !
Espoir, lui, avait toujours trouvé son prénom ridicule. Quelle idée avaient eu ses parents ! Heureusement, personne ne connaissait la signification de ce prénom Breton et il se gardait bien de répondre aux questions !
Au fil des jours, il s’était installé dans cet îlot miraculeux.
Dénichant quelques vieux outils, il avait réparé, cloué, vissé… finalement c’était devenu plutôt cosy !
Il avait fini par être admis par ses co-locataires. Ragondins, lapins, oiseaux, tous semblaient s’y faire et finalement la cohabitation se passait harmonieusement.
Il pouvait leur parler. Ils étaient devenus ses animaux de compagnie, leur racontant ses rêves, ses cauchemars, sa vie quoi !
Ces petits animaux étaient plutôt intelligents et ils se comprenaient à merveille.
Parfois, au début, il sortait et parcourait les kilomètres qui le séparaient du premier village, faisant quelques courses. Les villageois le dévisageaient, se demandant bien où il créchait. Il éludait toutes les questions et repartait avec ce que Pôle emploi lui permettait charitablement. Il savait que ça ne durerait pas longtemps ! Il avait fini par acheter une poule et un coq dans une ferme sur le chemin, puis une chevrette.
Il l’avait achetée sans savoir qu’elle était pleine, il s’en était rendu compte quelques semaines plus tard. Bah, le rafiot était bien assez grand pour accueillir tout ce petit monde !
Si bien que quand la source Pôle emploi s’était tarie, il était prêt ! La vie avait coulé comme ça, doucement, au gré des saisons. Il y avait toujours quelque chose à faire sur le bateau, il ne s’ennuyait pas.
Et puis la chaleur s’était intensifiée. Pour se protéger, il avait planté et cultivé sur le bateau même, charriant la terre du pré derrière les roseaux. Il avait aménagé un petit potager, avec carottes, navets, poireaux, tomates. Un coin d’herbes aromatiques et même un noisetier, des framboisiers, cassissiers, fraisiers. Un saule avait aussi poussé sans demander son avis, il l’avait laissé. Il se servait de ses souvenirs de l’université et de sa vie professionnelle, finalement ça lui servait quand même !
Son bateau était devenu presque invisible, comme une île flottante.
Combien de temps s’était-il passé depuis son arrivée et le début des orages et des pluies torrentielles ? Dix ans, douze ans ? Il n’arrivait plus à tenir le compte.
Quand il avait largué les amarres, un virus s’était insinué dans tous les interstices de la vie et n’en finissait pas de décimer ses collègues et congénères. Il l’avait chopé, s’en était sorti mais dans quel état ! C’est là qu’il avait commencé à dériver.
***
Bon, pas la peine d’y revenir. Là, maintenant que faire, à part se laisser guider par son bateau ? Où cela va-t-il l’emmener ? Sa bonne fée Gouanag va-t-elle veiller sur lui ?
Oui, confiance, elle va le pousser vers une autre terre. Oui, il en est sûr ! Il ne pleut plus, le soleil brille ! Et vogue la galère, sur son petit paradis personnel !
Allez Noé ! Bon il n’y a pas de Emzara, mais qui sait, avec un peu de chance… sur un autre caillou, quelque part dans l’univers…