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L'Atelier d'écriture de Villejean
14 avril 2020

Cinquième semaine de confinement solitaire / Dominique H.

« A côtoyer la mort, tu te raccroches à la vie. » (Frédéric Dard).

Préambule : vous retrouverez, autour de l'anti-héros Félix, des personnages de sa vie qui ont déjà fait de brèves apparitions : Yolanda sa bécane domestique, Bénédicte sa bonne voisine psychiatre en retraite, Louise sa sereine-mère, Françoise sa grande sœur originale et Béatrice, sa préférence, à peine évoquée la première semaine de confinement, mais qui fait un retour en force à cette cinquième semaine.

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AEV 1920-26 Dominique Doisneau

Félix a encore mal dormi. A vrai dire il s'est une fois de plus réveillé à l'aube dans cet état d'hyper-vigilance qu'il connait bien. C'est un état particulier d'hyperactivité cérébrale difficile à décrire. Il va d'ailleurs en parler à Bénédicte et lui demander ce qu'elle pense de cette frénésie neuronale. C'est comme une chorégraphie de fourmis industrieuses, chacune portant sur son dos une idée qu'elle transporte rapidement d'une aire cérébrale à l'autre. Dans «Des gueules d'enterrement» Frédéric Dard exprime exactement cette agitation : «Sa tête ressemble à une cour de récréation, les idées galopent dans tous les sens».

Dans ces moments particuliers Félix écrit des vers dans sa tête, des rimes, compte les pieds, s'emberlificote dans les mots et les associations poétiques qui surgissent. Hélas cette matière est aussi foisonnante qu'évanescente et le matin il n'en reste que de vagues volutes. Quand il est dans cet état-là, il lui arrive parfois de saisir l'instant et de se vider la tête en tapant sur son autre bécane domestique, Max, un MacBook Air, un autre confident. Il écrit alors très vite, au kilomètre, des phrases courtes, centrées, sans ponctuation La relecture à froid quelques jours plus tard de ces élucubrations nocturnes et souvent poétiques lui confirme que c'est bien lui Félix qui en est l'auteur et qu'il s'agit bien des méandres profonds de ses propres circonvolutions corticales. Ceci dit, avec ces nuits toutes répétitives, il est en dette de sommeil.

Au réveil, il jette un œil à sa figure en coin de rue sinistrée. Ses paupières sont gonflées comme des valises d'ambassadeur au moment d'une rupture diplomatique. Heureusement il se souvient alors de la maxime de Frédéric : «Certains, plantés devant leur miroir, croient qu'ils réfléchissent, alors que c'est le contraire ». Ca suffit, trêve de ruminations introspectives, aujourd'hui, c'est décidé, il passe à l'action. Pour se motiver, il lit à haute voix la maxime qu'il a écrite sur son miroir depuis quelques jours, la phrase d'un sage (Épictète ?) qu'un bon copain lui avait envoyée au début du confinement :
«Trouver la sérénité d'accepter les choses que je ne peux pas changer, le courage de changer les choses que je peux et la sagesse d'en connaître la différence ».

 

AEV 1920-26 Dominique Marc-Aurèle b7a278585c9946a6265f7bbf4867ff7f

Il la connaît par cœur maintenant et elle a un effet calmant réel et assez rapide. Par contre l'effet dynamisant est beaucoup moins net. Cependant, elle enclenche souvent un coq-à-l'âne d'occupations dérivatives. Félix passe alors de la cuisine au jardin, de l'aspirateur à Yolanda, sa bicyclette, et, sur Youtube, de Souchon à la Compagnie créole, avant de retrouver son vague à l'âme sur le canapé.

Il fait beau, il sort dans son jardin et, comme il l'espérait, Bénédicte est là qui bouquine, comme si elle l'attendait. Rapidement, après les salutations matinales d'usage, les échanges sur les lectures, les informations, elle donne l'occasion à Félix de s'épancher une fois de plus. Félix ne se fait pas prier et se met à parler des fourmis qui sillonnent son cerveau la nuit. Bénédicte l'écoute attentivement comme d'habitude et le rassure une fois de plus en lui expliquant que ces états bizarres sont visiblement des moments de créativité, une chance pour Félix, et que ce n'est pas grave du tout d'avoir besoin de taper sur Max la nuit, d'autant plus qu'il peut faire la sieste dans la journée. Apaisé pour un moment, Félix libère Bénédicte.

L'énergie est revenue et il enfourche Yolanda le temps d'un documentaire sur la grande barrière de corail en Australie. Mais la vue du ballet des poissons multicolores en liberté parmi les coraux le ramène au confinement et il se sent comme un poisson qui tourne en rond dans son bocal. Il abandonne Yolanda et, l'espace d'un moment, il lui en veut de n'être qu'un vélo. Il se retient cependant de lui donner un coup de pieds dans le flanc.

C'est bientôt l'heure du déjeuner, un bon moment. Depuis le Co-vide il fait des repas copieux et s'est même remis à cuisiner avec plaisir. Il est bien organisé au niveau de la logistique et ne sort faire ses courses que deux fois par semaine. Ce fonctionnement est bon signe lui a dit Bénédicte en rajoutant : « Quand l'appétit va, tout va !». 

Ce midi ce sera quiche lorraine aux asperges accompagné d'un verre de Bourgogne blanc. Suivant les bons conseils de sa voisine il se limite désormais à la consommation d'une demi-fillette au seul repas de midi (18,7 ml) qu'il se sert dans un beau verre. Ça lui rappelle le restaurant avec Béatrice et aussi une phrase de Frédéric : « Dans le début des aventures la bouffe prépare la baise ; sur la fin elle la remplace ». Aujourd'hui il terminera par un sorbet fraise. Malgré ce décorum et ces rituels, il sent la colère monter de jour en jour. Il tolère de moins cette distanciation sociale, une expérience de non-contact plus que frustrante, une maltraitance de notre humanité. Un Expresso bien serré et non sucré plus un carré de chocolat noir au beurre salé lui font ressentir le bon goût de la vie avant de s'accorder 17 minutes de sieste.

Il sait faire la sieste, s'endormir vite. Cette fois il s'endort en pensant à Béatrice, sa préférence depuis près de trente ans, qu'il n'a pas vue depuis le 18 mars, J2 du confinement. Ils ont trouvé un code de vie amoureuse intermittente qui leur convient à tous les deux. Economiquement indépendants, les enfants nés d'un mariage de leur jeunesse voguant de leurs propres ailes, ils ont commencé en ne partageant que des bons moments : cinéma, restaurant, voyages, lectures, vélo... Une brève faiblesse les a amenés à habiter sous le même toit, mais avec sagesse ils y ont rapidement renoncé, et ont convenu de rester fiancés toute leur vie. Une certaine précarité compensée par une légèreté du lien qui finalement a résisté au temps. Chacun d'eux a expérimenté que le contrat corseté du mariage n'offre pas de sécurité et que l'exigence de ce lien est trop cher payée pour chacun d'eux. Ils ont la même maison assez souvent mais pas tout le temps. Leur seul lien économique est une cagnotte de plaisir qu'ils alimentent à égalité.

Au réveil il est en forme, bien que sans souvenir d'un joli rêve. C'est alors que son regard clique par hasard sur un tableau accroché dans un angle de la chambre, sous la pente du toit. Le soleil de l'après-midi traverse le Velux et le met en valeur. C'est une jolie affiche, soigneusement encadrée, qui est là depuis deux ans, il s'en souvient précisément, c'est un très bon souvenir. Il la regarde attentivement comme s'il la découvrait et son regard de Félix s'allume alors d'une lumière intérieure très particulière, plus que joyeuse. Cette affiche parle de la vie de Félix, de sa vraie vie. C'est un cadeau de Béatrice.

 

AEV 1920-26 Dominique 1-saint-goustan-auray-ruelles-emmanuel-berthier-640x360

Elle la lui a offerte lors d'une escapade plus que sympathique dans le golfe du Morbihan. Au cours de leurs flâneries dans les rues de Saint-Goustan, le très joli petit port ancien d'Auray, ils étaient entrés au 31, rue du Petit port. C'est l'atelier de Xavier Marabout, un artiste qu'ils ne connaissaient ni l'un ni l'autre. Le premier contact avec les murs de l'atelier fut pour Félix et Béatrice un coup de foudre esthétique : la Tintinomania de Félix se trouva instantanément comblée ! Enfin il découvrait la vie sentimentale et sexuelle de son héros. Quant à Béatrice un phénomène immédiat de lévitation la posa sur un petit nuage pour la promener dans la lumière crue et les ombres des tableaux de Hopper.

Merci, «Marabout-bout de génie», d'avoir fusionné le peintre américain et le dessinateur belge ! Une ambiance commune évidente de silence et de mélancolie se dégage de l'oeuvre des deux artistes et l'idée de les superposer relève d'une intuition géniale. C'était comme si les pièces, les paysages de Hopper attendaient depuis toujours de s'égayer avec ces pin-up décalées, ces belles américaines à la carrosserie rutilante et comme si le reporter-globe-trotter avait trouvé l'occasion de se déniaiser. C'était exactement comme un rendez-vous merveilleux.

Pendant ce temps suspendu, ils n'avaient pas échangé deux mots, bien que n'ayant pas vu les mêmes choses mais Félix garde le souvenir d'une immersion extatique partagée avec Béatrice. Ils n'arrivaient plus à quitter l'atelier. En observant leur état second Xavier Marabout avait ébauché un bref sourire. Ils ne pouvaient ressortir dans la rue comme si rien ne s'était passé et pour tenter de fixer ce que cet instant avait eu d'unique, ils s'offrirent deux affiches identiques, une pour la maison de chacun. « Vacances en Buick Roadmaster » leur plaisait beaucoup mais ils se décidèrent finalement pour « Rencontre sur Great hills road » : arrière-plan un peu austère de montagnes arrondies, arides, maison rurale en bois peint typique de l'architecture américaine au second plan et, au premier plan, un pick-up Chevrolet 3100 des années cinquante. Au volant une femme souriante avec un chapeau de cow-boy bleu et sur la route, de dos, un homme qui se gratte la tête. On dirait Meryl Streep et Clint Eastwood sur la route de Madison !

rencontre-sur-great-hills-road


Avant de rouler les affiches, Xavier Marabout demanda : «Deux emballages ?». Ils répondirent ensemble : «Un seul». Béatrice demanda à Félix de lui passer «la cagnotte des plaisirs» et elle régla en espèces. Ils avaient un peu cassé leur tirelire, mais ce soir ils retrouveraient leur sobriété heureuse habituelle en installant leur table pliante près de leur camion sous le pin parasol de la plage de Locmariaquer, face à la mer, avec au menu : huitres du golfe, pain-beurre et Sauvignon. Ce souvenir ramène Félix à une phrase de Frédéric : «L'ingéniosité en amour est comme la poésie en littérature. On peut s'en passer, mais c'est dommage.».

Félix sort de son rêve éveillé, envoie un SMS à Béatrice : « Que dirais-tu de venir confiner avec moi ? Avec le confinement, pas beaucoup de sorties, alors la cagnotte des plaisirs est pleine et pourra payer l'amende si la maréchaussée nous arrête ».

Félix se met à gamberger en attendant la réponse. C'est le stress du CDD comparé au CDI ! La réponse tarde. Il arrive que Béatrice ne soit pas branchée, c'est aussi là le risque de leur code de vie (malgré leur CODEVI de plaisirs partagés) mais, avec ce CO-VIDE qui traîne, est-ce qu'elle va être d'accord ? Et si elle faisait rimer «confiner» avec «contaminer» ? Félix doit enfourcher Yolanda pour patienter. Pas facile, l'insécurité !

Ah ! Enfin ! « Ok pour «co-piner » chez toi. C'est moi qui prends ma voiture, j'arriverai pour 20h 30, j'apporte une bouteille de Prairie et du chorizo piquant. J'espère échapper à l'Allemande honorable !».

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