Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
L'Atelier d'écriture de Villejean
20 février 2013

Les chaises : pièce à dormir debout / Jean-Paul

Sur la scène du théâtre le plateau est nu. Il y a juste deux chaises qui se font face et un grand écran blanc qui occupe tout le fond. Les deux personnages féminins, Cour et Jardin, arrivent chacune d’un côté différent de la scène. Elles ont chacune un gros dossier plein de feuilles dactylographiées et s’assoient l’une en face de l’autre, ayant vue à la fois sur la salle et sur l’écran. Lorsqu’elles sont en place le technicien projette sur l’écran une photo d’Henri Cartier-Bresson.

COUR. – Aujourd’hui, le patron de la P .J. est venu s’asseoir à la terrasse de la brasserie Dauphine. Il aurait bien mangé une choucroute et bu un verre de Riesling bien frais mais il n’y avait personne au comptoir et personne non plus n’est venu prendre sa commande depuis qu’il s’est assis à la terrasse déserte.

JARDIN. – Alors il attend. C’est un gros monsieur à l’air placide. Il porte un chapeau melon et un pardessus à col de velours. Il a gardé son parapluie à la main. La pointe du pépin fermé touche le sol, trois doigts du bonhomme serrent le manche recourbé et le pouce et l’index de l’homme pendouillent sur la petite queue du J à l’envers. Sans même tapoter du doigt, il attend.

COUR. – Il a une moustache blanche, de faux airs de Pierre Bellemare qui n’est peut-être pas encore né vu que la photo date de 1932. Il est ventru, a le visage massif, la chair flasque au bas des joues, le regard un peu éteint qui fixe le vide. Il attend.

JARDIN. – Dehors, sur la place, les vélums du restaurant voisin dessinent dans la lumière du jour hivernal une France stylisée, un hexagone au Sud-Ouest duquel trois types debout sont immobiles. Deux d’entre eux semblent discuter en marchant alors qu’en fait ils n’avancent pas. Le troisième tourne la tête et regarde derrière eux. Lui aussi a l’air d’attendre quelqu’un.

130219 Cartier-Bresson patron de la P

COUR. – Il y a cinq tables avec des nappes blanches à la terrasse du restaurant et seize chaises mais sur la scène…

JARDIN. –… ou dans cette scène…

COUR. – … on n’en voit que quinze.

JARDIN. - Il y a des chaises mâles et des chaises femelles. Toutes la journée, écrasées sous les culs des humains, elles rêvent du moment où le soir le garçon en long tablier va les empiler sur la table, les unes sur les autres, enfin, tête-bêche.

COUR. – Quand le dernier autobus n° 69 sera passé, le loufiat éteindra la lumière et l’orgie commencera. Un air de jazz mystérieux descendra de l’appartement du dessus. Toute la journée les chaises attendent ça.

JARDIN. – Elles ont des noms un peu bizarres. Parfois « La tempérance » est montée sur « le diable » et « la justice » sur « le chariot ».

COUR. – Hier soir « le pendu » était sur « la maison-Dieu » et « l’étoile » sur « l’amoureux ».

JARDIN. – « Le bateleur » s’envoie « l’impératrice » et « le soleil » a enfin rendez-vous avec « la lune ».

COUR. – Présentement, c’est « la papesse » qui a attrapé le patron de la P.J.

JARDIN. – Par le fond de son pantalon elle a fait pénétrer une pointe de son paillage et la voilà qui aspire l’âme du type qui attend.

COUR. – Ca a une âme, un policier ?

JARDIN. – A cette époque-là, oui. Dans les trous qu’ont creusés en elle les vers à bois, la chaise niche les différentes parties qu’elle soutire au policier.

COUR. – Son aveu d’impuissance devant le gang des tractions avant.

JARDIN. – Ses rêves de retraite à Meung-sur-Loire : la pêche, le fricandeau à l’oseille de son épouse, la partie de cartes de l’après-midi au café avec le docteur, le boucher et le cabaretier.

COUR. – Bientôt la papesse a tout pompé. La chaise est repue et le commissaire Maigret n’est plus qu’un fantôme creux dans la mémoire de l’auteur de la pièce. Un souvenir lointain.

JARDIN. - Fin de la scène 1.

COUR. – Malgré son Alzheimer, l’auteur a écrit une scène 2

JARDIN. – Tu rigoles ? La pièce est encore inachevée. Elle fait 4208 pages à l’heure d’aujourd’hui.

COUR. – Et… on va tout lire ? Je peux aller faire une pause pipi ?

JARDIN. – Attends la fin de la scène 2. Cette fois c’est une photo de Jacques Prévert par Robert Doisneau.

COUR. – Je crois que j’ai deviné le nom de la chaise !

JARDIN. – Allez, va faire pipi au lieu de dire des bêtises.

COUR. – Je voudrais bien mais… Je n’arrive pas à me lever… Je me sens vidée d’un seul coup.

Elles s’immobilisent toutes les deux. Le rideau tombe. Les spectateurs n’applaudissent pas. Ils ne sortent pas de la salle. Ils ne le peuvent pas. Moi-même j’ai du mal à termin...

Publicité
Publicité
Commentaires
L'Atelier d'écriture de Villejean
Publicité
Derniers commentaires
Archives
Publicité